JUNALCO / Entretien avec les procureurs Nicolas Barret, chef de la Section J2 dite "criminalité financière" et son adjoint Julien Goldszlagi
La JUNALCO, un parquet financier aux pouvoirs "quasi uniques"
La Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (JUNALCO) est une section spécialisée qui a été créée suite à une loi de 2019 et mise en place l’année suivante au sein du parquet de Paris. Actuellement composée de sept magistrats pour sa section financière, l'un de ses axes d’action principaux est la traque des capitaux occultes. Entretien avec les procureurs Nicolas Barret, chef de la Section J2 dite "criminalité financière" et son adjoint Julien Goldszlagier.
Quelles sont les attributions de la Junalco? Comment s’articulent-elles avec le Parquet national financier (PNF)?
Et quel usage fait-elle de l’article 324-1-1 du code pénal?
Cet amendement méconnu de la loi sur la criminalité financière de décembre 2013, voté suite à l’affaire Cahuzac, est un "outil quasi unique au monde" pour obtenir des condamnations sur la base d’une présomption de blanchiment.
Gotham City: C’est quoi la JUNALCO? Pour quels besoins spécifiques, liés aux caractéristiques de la grande criminalité économique, a elle été créée?
Nicolas Barret: La JUNALCO a trois sections : la lutte contre la criminalité organisée "traditionnelle" (stupéfiants, traite d’êtres humains, etc.), la lutte contre la criminalité organisée financière (c’est le rôle de la section J2) et la lutte contre la cybercriminalité (par exemple: les ransomwares). Ces trois sections s’articulent entre elles en fonction des infractions traitées.
La JUNALCO a été créée comme une réponse institutionnelle à la criminalité organisée étendue. Nous faisons en effet face à des phénomènes qui sont d’une très grande complexité - soit par leur ampleur, soit par les montages financiers mis en place, soit par les organisations criminelles concernées - qui peuvent dépasser le cadre régional pour se situer au niveau national, voire international. Nos compétences sont donc à la fois régionales - nous intervenons sur des affaires en lien avec la place parisienne - et nationales.
Julien Goldszlagier: La loi de 2019 qui a créé la JUNALCO a également été à l’origine de la création du Parquet national anti-terroriste (PNAT). En regard de ce nouveau parquet dédié à la lutte contre le terrorisme, l’objectif était de donner au parquet de Paris et à sa JIRS (juridiction interrégionale spécialisée) une compétence nationale en matière de lutte contre la criminalité organisée.
En matière de criminalité financière, comment votre travail s’articule-il avec celui du PNF? Comment vous répartissez-vous les dossiers?
N.B.: Sur les affaires de type économique ou financier, deux autres institutions judiciaires existent en parallèle de la nôtre: le Parquet européen et le PNF. Le PNF a une compétence exclusive, prévue par la loi, sur certaines infractions, comme les délits boursiers par exemple. Il est alors le seul à pouvoir enquêter. Mais sur d’autres infractions, nous avons une compétence partagée: par exemple les escroqueries à la TVA. Pour décider de qui se saisit de quoi, tout dépend des faits: pour les affaires où la très grande complexité résulte de l'existence d'une organisation criminelle, nous sommes plus naturellement compétents. Si cette complexité résulte de montages juridiques, le PNF prend la main. Tout se décide au cas par cas; les échanges sont réguliers entre nous.
J.G.: Nos compétences sont plus larges car nous pouvons nous saisir d’un plus grand nombre d’infractions. Pour le blanchiment par exemple, le PNF peut se saisir de blanchiment de fraude fiscale car il est compétent en matière de fraude fiscale. Et nous, nous pouvons nous saisir du blanchiment de tous les autres crimes ou délits sauf ceux de la compétence du PNF.
N.B.: De ce fait, dans certaines procédures traitant de fonds ou flux financiers suspects ou occultes, quand la qualification immédiate de l’"infraction initiale" n’est pas évidente, nous pourrons aisément nous saisir du dossier, notamment sur des affaires de blanchiment, parce que nous ne sommes pas obligés de rattacher ce blanchiment à une infraction première. Ne sachant pas au début des investigations quelle infraction est à l’origine des fonds occultes, nous sommes plus facilement en mesure de les mener.
J.G.: Nous sommes dans une logique de bonne administration de la justice. S’il y a des chances de caractériser l’infraction (détournement de fonds publics, corruption, prise illégale d'intérêts), alors, s’agissant d'une infraction complexe, le PNF traite le dossier. Si cette chance est infime ou faible – par exemple lorsqu'on parle d'infractions à la probité qui se passent à l'étranger, notamment dans des états qui ne coopèrent pas aisément - c'est plutôt nous qui nous en chargeons. L’idée est qu’il sera plus facile de traiter de notre côté. Nous nous focaliserons alors sur les flux occultes.
D’où proviennent vos pistes d’enquête ?
J.G.: Nous sommes informés de plusieurs manières. Le plus fréquemment, nous sommes informés par les signalements des administrations partenaires – comme Tracfin ou l’administration fiscale - qui, à l'occasion de leurs missions, découvrent des infractions. Nous sommes également alimentés par les commissaires aux comptes, ou l'inspection du travail. Les plaintes des victimes sont le deuxième canal d’information en nombre. Notre troisième canal, c’est la presse, plus marginalement néanmoins.
J.G.: Ce que nous avons du mal à faire cependant, c’est de prendre l’initiative de viser des phénomènes criminels en particulier, pour trouver ensuite les moyens de s’y attaquer. Il y a trop de sujets nouveaux qui existent, trop de nouvelles façons illégales de capter des fonds qui se dissimulent toujours plus et nous n’avons pas assez de temps. Nous sommes donc plutôt en réaction, déterminée certes mais en réaction.
Y a il des évolutions législatives qui facilitent votre travail? En quoi ces législations pourraient être selon vous plus exploitées dans les enquêtes?
J.G.: Depuis la loi sur la criminalité financière de décembre 2013 votée à la suite de l’affaire dite Cahuzac, nous utilisons l’article 324-1-1 du code pénal, qui prévoit une présomption de blanchiment. (NdE: cet article stipule que "les biens ou les revenus sont présumés être le produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit dès lors que les conditions matérielles, juridiques ou financières de l'opération de placement, de dissimulation ou de conversion ne peuvent avoir d'autre justification que de dissimuler l'origine ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus"). Cet article, qui est fait pour lutter contre les montages complexes (usage de plusieurs sociétés offshore, de trusts, etc) fonde à la fois notre politique, nos moyens d'action et presque notre organisation.
Le législateur français a estimé que, plus les structures sont compliquées, opaques, plus il est légitime pour l’autorité judiciaire de se demander s'il n'y a pas une recherche délibérée d’opacité qui s'explique par l'existence d'infractions, plutôt que par une raison économique de recherche de rendement ou de profit.
Cet article est issu d’un amendement parlementaire et les discussions de l’époque ont été assez vigoureuses notamment en raison de l'atteinte à la présomption d'innocence que cela peut représenter. Mais, au regard du contexte et du fait que cet article donnait également la possibilité d’apporter une preuve contraire à cette présomption de culpabilité, il a été adopté.
Pourtant, en matière de criminalité économique, la complexité de certains montages financiers est souvent critiquée, car elle rend difficile les poursuites judiciaires. Certains proposent de réduire cette complexité en rendant certaines structures illégales. Mais vous, au contraire, vous semblez vous réjouir de cette complexité?
J.G.: Grâce à cet article de loi, c'est précisément l’existence d’un mécanisme d'occultation qui nous permet de présumer que le bien en question est le produit d’une infraction (comme par exemple, une opération de blanchiment). Pour nous, plus le montage est compliqué plus c'est facile de démontrer qu’il y a eu une volonté frauduleuse d'avoir effectué ce montage. C'est alors à la personne à l’origine de ce montage, puisqu’elle est soumise à cette présomption qui lui est défavorable, de justifier l’existence de cette structuration et l'origine légale des fonds. Dans les affaires que nous traitons au titre de la JUNALCO, nous avons simplement à démontrer que cette détention est occulte. Pour nous, les modalités de sa détention révèlent potentiellement un caractère frauduleux à l'origine. Cela permet d’arrêter d’aller chercher des sociétés offshore au Panama, avec plus ou moins de succès, pour prouver l’origine frauduleuse des fonds. Et de nous focaliser sur les montages qui rendent les flux occultes.
Cette présomption de blanchiment nous permet également de poursuivre toutes les personnes ayant apporté leur concours à cette opération de blanchiment : prête-noms, fiduciaires, banquiers ou toutes professions réglementées tenues à une obligation de vigilance...
Pour l'instant, cet outil, qui est quasi unique au monde et dont le GAFI a salué la mise en place en France, n’est pas encore très connu mais il ouvre considérablement le champ d’action de la JUNALCO financière.
N.B.: Cet article a jusqu'ici été très majoritairement utilisé dans des affaires de transferts d'espèces frontaliers : il est très simple à utiliser dans ce cadre-là. Sur des procédures plus complexes, nous avons déjà obtenu des condamnations en première instance, mais il y a eu des appels et ceux-ci n’ont pas encore été traités. Cela promet des discussions juridiques passionnantes.
Interview réalisée le 25 octobre 2022.
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