La constitutionnalité du prélèvement exceptionnel sur la fortune

 

 

La constitutionnalité du prélèvement

 exceptionnel sur la fortune

 

Décision n° 2012-654 DC du 9 août 2012

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Article 4 de la Loi de finances rectificative pour 2012

 

L’article 4 : la contribution exceptionnelle sur la fortune au titre de l’année 2012

 

 

Le conseil constitutionnel a analysé le caractère constitutionnel du prélèvement exceptionnel de l impôt sur la fortune et a aussi indiqué au législateur les limites d’une telle imposition

 

Nous reprenons l’analyse et les commentaires établis par les services juridiques du conseil constitutionnel

 

A.– Le montant de la contribution exceptionnelle. 2

B. – Le barème et l’assiette de la contribution exceptionnelle. 3

C. – L’absence de mécanisme de plafonnement6

D. – La rétroactivité et la garantie des droits. 9

 

 

L’article 4 instaure, à la charge des personnes redevables de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) au titre de l’année 2012, une contribution exceptionnelle sur la fortune. Celle-ci est calculée selon un barème progressif identique à celui qui avait été appliqué pour le calcul de l’ISF dû au titre de 2011. L’ISF dû au titre de 2012, avant imputation des réductions d’impôts, est imputable sur le montant de cette contribution exceptionnelle.

L’exposé des motifs de cet article indiquait qu’il s’agit « de contribuer au redressement des finances publiques et en particulier à l’atteinte de l’objectif de

déficit public pour 2012 qui participe à la crédibilité internationale de la France, tout en cherchant à faire contribuer davantage les contribuables les plus fortunés de façon à assurer une répartition équitable de la charge fiscale supplémentaire que suppose ce redressement ». Lors des débats parlementaires, M. Jérôme Cahuzac, ministre délégué au budget, avait indiqué que cette contribution exceptionnelle « n’existait pas avant 2012, elle n’existera pas après 2013 et ne préfigure en rien – en tout cas, je ne dispose pour l’heure d’aucun élément en ce sens – ce que pourrait être un ISF réformé à nouveau »[1]

 

Les députés comme les sénateurs requérants contestaient cet article en faisant valoir plusieurs griefs. Ils dénonçaient tout d’abord le fait que la contribution exceptionnelle qui sera exigée des personnes assujetties à l’ISF comprend des effets de seuil conduisant des titulaires de patrimoines à acquitter une contribution exceptionnelle supérieure à celle exigée de titulaires de patrimoines plus importants. Ils dénonçaient également le caractère confiscatoire d’une imposition sur le patrimoine comportant des taux relevés (le taux marginal supérieur atteignant 1,8 % alors que le taux moyen le plus élevé du barème de l’ISF au titre de l’année 2012 était 0,5 %). Ils reprochaient au législateur d’avoir omis de prévoir un mécanisme permettant de limiter le montant de cette imposition en fonction des revenus du contribuable, créant ainsi une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques. Ils considéraient enfin que la contribution exceptionnelle était une manière déguisée de modifier rétroactivement le barème de l’ISF au titre de l’année 2012 et de porter ainsi atteinte à la garantie des droits énoncée par l’article 16 de la Déclaration de 1789.

En somme, le premier grief portait sur le montant à acquitter au titre de la contribution exceptionnelle, le deuxième sur le barème et l’assiette de cette contribution, le troisième sur l’absence de dispositif de plafonnement et le quatrième sur la rétroactivité de cette imposition. Le Conseil constitutionnel a examiné successivement chacun de ces griefs, et y a répondu en faisant application de sa jurisprudence relative aux principes constitutionnels invoqués.

 

A.     – Le montant de la contribution exceptionnelle

 

Le Conseil constitutionnel déduit le principe de l’égalité devant l’impôt des articles 6 et 13 de la Déclaration de 1789.

Pour apprécier l’éventuelle rupture d’égalité entre les contribuables, le Conseil analyse « chaque imposition prise isolément »[2]24.

Lors des débats parlementaires, il avait été avancé que la contribution exceptionnelle serait contraire au principe d’égalité dans la mesure où le montant à acquitter au titre de cette imposition ne serait pas progressif en fonction de l’importance du patrimoine[3]25. Cet argument était repris par les députés et les sénateurs requérants.

En effet, le dispositif instauré par l’article 4 de la LFR est tel que les titulaires d’un patrimoine d’une valeur légèrement supérieure à 1,3 million d’euros s’acquitteront d’une contribution exceptionnelle de 1 250 euros, supérieure à celle payée par les titulaires d’un patrimoine d’une valeur de 1,4 à 1,6 million d’euros, pour lesquels elle variera entre 0 et 980 euros. Le même effet de seuil existe entre le titulaire d’un patrimoine de 3 millions d’euros qui paye 9 055 euros de contribution exceptionnelle et le titulaire d’un patrimoine de 3,1 à 4,1 millions d’euros dont le montant de la contribution varie entre 2 055 et 7 235 euros. Ainsi décrite, la contribution exceptionnelle apparaît grossièrement contraire au principe d’égalité devant l’impôt.

Cependant, la contribution exceptionnelle est par nature différentielle. Elle a pour objet de compenser la diminution d’ISF qui a résulté pour les contribuables du passage de l’ancien barème à taux marginaux (ISF acquitté en 2011) au nouveau barème à taux moyen (ISF acquitté en 2012). Or, le nouveau barème se distinguait par des inflexions de sa progressivité prononcées, en raison de l’application d’un système de lissage du taux moyen d’imposition entre 1,3 et 1,4 million d’euros de patrimoine ainsi qu’entre 3 et 3,2 millions d’euros de patrimoine.

Aussi en résulte-t-il que le montant de la contribution exceptionnelle à laquelle sont soumis les contribuables assujettis à l’ISF n’est progressif de manière continue qu’à partir de 4,33 millions d’euros de patrimoine. En deçà, la variation du montant de la contribution exceptionnelle a une forme sinusoïdale. Cet effet a justement pour objet d’éviter une rupture de l’égalité devant l’impôt. Il s’agit d’assurer la progressivité devant l’impôt de la somme de la contribution exceptionnelle et de l’ISF acquitté au titre de 2012. Tel est bien le résultat auquel la LFR aboutit.

 

Si le Conseil constitutionnel avait considéré que la contribution exceptionnelle était à l’origine d’une rupture du principe d’égalité pour ce motif, il aurait ainsi censuré le principe d’une imposition exceptionnelle différentielle. Celle-ci, par nature, se calcule en référence à un impôt déjà acquitté. Dès lors, non seulement il n’est pas inconstitutionnel mais, bien plus, il peut être constitutionnellement justifié que la contribution exceptionnelle ne soit pas linéaire.

C’est ce que faisait valoir M. Jérôme Cahuzac lors des débats parlementaires : « Avec la réforme de l’ISF votée l’année dernière, l’entrée dans le barème se fait de manière progressive et suivant un lissage pour les patrimoines compris entre 1,3 million d’euros et 1,4 million d’euros. C’est ce que l’on appelle la décote.

« Le président de la commission des finances a raison de faire remarquer que, précisément parce qu’elle est en miroir de cette réforme, la taxation exceptionnelle semble présenter un inconvénient : une forme de dégressivité au-delà d’un certain niveau de patrimoine et jusqu’à un autre niveau de patrimoine.

« Mais, en vérité, il faut considérer l’ensemble puisque la cotisation acquittée au titre de l’ISF réformée l’année dernière s’impute sur la taxation exceptionnelle. (…)

« Mais, dès lors que la cotisation ISF s’impute sur cette taxation exceptionnelle, il me paraît audacieux d’indiquer que l’une et l’autre sont indépendantes : c’est l’ensemble qu’il faut considérer, et cet ensemble est bien progressif. »[4]26

Il n’était pas possible d’apprécier l’éventuelle rupture d’égalité entre les contribuables en analysant « chaque imposition prise isolément ». Or, dès lors que sont pris en compte, au regard du principe d’égalité, les deux impôts que sont l’ISF et la contribution exceptionnelle, la progressivité de l’imposition sur le patrimoine qui en résulte est assurée.

Le Conseil constitutionnel a d’abord rappelé que le législateur avait « entendu mettre en place une imposition différentielle par rapport à l’impôt de solidarité sur la fortune dû au titre de 2012 » (cons. 31). Il a ensuite indiqué que les règles d’assiette de la contribution exceptionnelle étaient identiques à celles relatives à l’assiette de l’ISF[5]27 . Il a enfin considéré que le législateur avait « retenu des

tranches et des taux d’imposition qui assurent, en prenant en compte à la fois la contribution exceptionnelle et l’impôt de solidarité sur la fortune, la progressivité de ces impositions acquittées en 2012 au titre de la détention d’un ensemble de biens et de droits » et que le grief tiré de l’atteinte au principe de l’égalité devant l’impôt devait être écarté (cons. 31).

 

 

 

B. – Le barème et l’assiette de la contribution exceptionnelle

 

Les requérants considéraient que les capacités contributives des contribuables n’étaient pas prises en compte par la contribution exceptionnelle sur la fortune. Ils critiquaient ainsi le barème et l’assiette de cette imposition.

Le Conseil constitutionnel se fonde tant sur les exigences de l’article 13 de la Déclaration de 1789 relatives à l’égalité devant l’impôt que sur les dispositions de l’article 34 de la Constitution qui fonde la compétence du législateur en matière fiscale, dont il déduit le considérant de principe suivant : « que, conformément à l’article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives des redevables » [6]28.

Le Conseil s’assure que l’imposition qu’il examine prend en compte la faculté contributive des contribuables de telle sorte qu’elle n’ait pas un caractère confiscatoire.

Le Conseil constitutionnel avait déjà eu l’occasion de juger, à propos de l’ISF ou de l’impôt l’ayant précédé, que respectaient la faculté contributive des contribuables :

 

Ø   la mise à la charge de l’usufruitier ou du titulaire des droits d’usage ou d’habitation de l’impôt sur les grandes fortunes portant sur la valeur en pleine propriété de ces biens[7]29 ;

Ø   l’absence de quotient familial pour l’ISF, la prise en compte des capacités contributives des contribuables pouvant s’effectuer selon d’autres modalités pour l’ISF et pour l’impôt sur le revenu[8]30 ;

Ø   la modification du barème de l’ISF concomitante de la suppression du plafonnement de l’ISF ainsi que de la suppression du bouclier fiscal[9]31.

 

À l’inverse, le Conseil avait censuré une disposition qui prévoyait que la valeur en pleine propriété de biens démembrés devait figurer dans l’assiette d’ISF de l’auteur du démembrement. Cette disposition ne permettait plus de frapper la capacité contributive que confère la détention d’un ensemble de biens, car elle pouvait conduire à assujettir à l’ISF un contribuable nu-propriétaire qui ne tirerait aucun revenu des biens en question[10]32.

Toutefois, alors que le Conseil relevait dans cette décision du 29 décembre 1998 qu’« en raison de son taux et de son caractère annuel, l’impôt de solidarité sur la fortune est appelé normalement à être acquitté sur les revenus des biens imposables »[11]33, il avait depuis lors considéré, à l’occasion d’une QPC sur le dispositif de « plafonnement du plafonnement » de l’ISF, « qu’en instituant un tel impôt, le législateur a entendu frapper la capacité contributive que confère la détention d’un ensemble de biens et de droits ; que la prise en compte de cette capacité contributive n’implique pas que seuls les biens productifs de revenus entrent dans l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune »[12]34.

Le Conseil constitutionnel, dans le cadre du contrôle de la conformité d’une imposition aux exigences de l’article 13 de la Déclaration de 1789, vérifie en effet que l’imposition n’a pas un caractère confiscatoire. Comme l’exprime un considérant formulé à deux reprises récemment : « cette exigence (d’égalité devant l’impôt) ne serait pas respectée si l’impôt revêtait un caractère confiscatoire »[13]35.

Le Conseil constitutionnel a ainsi déjà jugé que n’avaient pas de « caractère confiscatoire » :

– un taux de 70 % de la contribution sur les entreprises pharmaceutiques, eu égard à son application à une fraction de la croissance du chiffre d’affaires et au plafonnement du montant de la contribution à 10 % du chiffre d’affaires hors taxes[14]36 ;

– les limites supérieures des taux d’imposition à la taxe sur les achats de viande malgré une assiette reposant sur le montant des achats et non le chiffre d’affaires et la faiblesse des niveaux de marge[15]37.

Le Conseil constitutionnel n’a, sur ce terrain du caractère confiscatoire, opéré qu’une seule censure, concernant une disposition fixant à 50 %, au-delà d’un certain montant de revenus (2,5 fois le SMIC), le taux de la contribution de solidarité due, d’une part, par l’employeur et, d’autre part, par le salarié en cas de cumul emploi-retraite (ce qui conduisait donc à un prélèvement de 75 % sur la rémunération brute)[16]38.

Le caractère confiscatoire de la contribution exceptionnelle, pas plus que la rupture du principe d’égalité devant l’impôt, ne pouvait être apprécié en analysant « chaque imposition prise isolément ». La contribution exceptionnelle ayant le caractère d’une imposition sur le patrimoine s’ajoutant directement à l’ISF, il n’était pas possible de ne pas examiner le caractère confiscatoire de cette contribution sans prendre en compte l’ISF. Si le Conseil n’avait pas procédé ainsi, il aurait par avance, et en tout état de cause, renoncé à tout raisonnement englobant pour le contrôle du caractère confiscatoire d’autres impôts, par exemple pour le contrôle combiné de l’impôt sur le revenu et de la CSG au regard des exigences de l’article 13 de la Déclaration de 1789.

Même en prenant en compte ISF et contribution exceptionnelle, le caractère restreint du contrôle du Conseil constitutionnel concernant le caractère confiscatoire d’une imposition sur le patrimoine résulte notamment du fait que le Conseil a jugé, dans sa décision n° 2010-44 QPC du 29 septembre 2010 précitée, que l’ISF n’est pas un impôt sur le revenu du capital mais sur le capital lui-même.

Le Conseil constitutionnel a maintenu son approche globalisée de l’ISF et de la contribution exceptionnelle, retenue pour apprécier le principe d’égalité devant l’impôt, pour examiner la contribution exceptionnelle au regard des capacités contributives des contribuables.

Le Conseil constitutionnel n’a pas remis en cause sa jurisprudence la plus récente relative à l’ISF, qui permet de prendre en compte, au titre de la capacité contributive que confère la détention d’un ensemble de biens et de droits, des biens non productifs de revenus. Il n’a pas non plus considéré que les taux marginaux d’imposition retenus par le législateur étaient, en eux-mêmes, d’un niveau qui excèderait les capacités contributives des contribuables.

 

Le barème de l’imposition du patrimoine qui est « rétabli » par l’article 4 de la LFR, comprenant un taux marginal supérieur de 1,8 % (introduit en 1999) et un seuil d’entrée dans l’imposition à 1,3 million d’euros de patrimoine (seuil appliqué pour la première fois à l’ISF 2011), tout comme l’assiette de cette imposition, comportant une exonération de nombreux biens et droits (biens professionnels, oeuvres d’art…), conduisent à une imposition du patrimoine étroitement apparentée à celle qui avait pesé sur une telle détention en 2011. Cette imposition est en cohérence avec l’objectif poursuivi par le législateur : alourdir l’imposition pesant sur les contribuables détenteurs des patrimoines importants tout en renforçant la progressivité de cette imposition.

Le Conseil constitutionnel, après avoir rappelé qu’il « ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement » et qu’il « ne saurait rechercher si les objectifs que s’est assignés le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif visé » a donc considéré que le législateur avait fondé son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des objectifs poursuivis et « que la contribution exceptionnelle sur la fortune, combinée avec l’impôt de solidarité sur la fortune pour 2012, ne fait pas peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de la capacité contributive que confère la détention d’un ensemble de biens et de droits » (cons. 32).

 

C. – L’absence de mécanisme de plafonnement

 

Les requérants formulaient un grief tenant à l’absence de mécanisme de plafonnement de l’impôt à acquitter au titre de la contribution exceptionnelle. Ils considéraient que cette omission avait pour effet d’introduire une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques.

La question posée par l’article 4 de la LFR était celle de la possibilité de « rétablir » l’ancien barème de l’ISF sans que le plafonnement prévu depuis l’origine de cet impôt ne le soit, alors que le législateur de 2011 avait couplé suppression du mécanisme de plafonnement de l’ISF et forte baisse des taux d’imposition.

Les effets de l’absence de plafonnement n’étaient pas évalués dans les travaux parlementaires de la LFR pour 2012, ceux-ci se bornant à chiffrer les effets de la nouvelle contribution. Les 30 000 ménages ayant un patrimoine supérieur à 4 millions d’euros devaient acquitter, avant cette LFR, un ISF moyen de 39 295 euros. Avec la LFR, ils paieront une contribution exceptionnelle moyenne de 56 236 euros, soit une imposition cumulée de 95 536 euros, en augmentation de 143 %. Si la comparaison est opérée au regard de l’ISF 2011, l’augmentation est de 28 %. Pour autant, ces chiffres ne permettent pas d’évaluer les effets de l’absence de plafonnement.

Si le Conseil constitutionnel avait déjà expressément jugé que la capacité contributive ne devait pas être appréciée en fonction des seuls revenus procurés par les biens faisant l’objet de la taxation, pour autant, cela ne signifiait pas qu’il est possible de faire abstraction de l’impact de l’imposition du patrimoine sur la situation du contribuable, sauf à renoncer à toute forme de contrôle de l’égalité devant les charges publiques d’une imposition du patrimoine qui pourrait conduire à une aliénation d’une partie de celui-ci en dépit de choix de placement rationnels.

On peut à ce titre relever que la Cour de cassation, lorsqu’elle a été saisie de la question de la conformité de l’ISF avec le droit au respect des biens garanti par l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH), a admis que pouvaient figurer dans l’assiette de l’ISF des biens non productifs de revenu[17]39 mais a vérifié que l’ISF ne conduisait ni « à l’absorption intégrale des revenus disponibles des demandeurs, ni à l’aliénation forcée d’une partie de leur patrimoine, ni même à une diminution de celui-ci dont la composition a cependant pu changer au gré de leurs choix de gestion, ni à une expropriation quelconque des redevables »[18]40.

Un mécanisme tel que le plafonnement de l’ISF, prévu dès l’instauration de cet impôt, permettait de s’assurer que l’acquittement de l’ISF, ajouté à celui de l’impôt sur le revenu ainsi que des prélèvements sociaux, n’excédait pas une fraction du revenu disponible du contribuable (70 % à l’origine, puis 85 % à compter de 1991). Par la suite, en 1996, ce plafonnement avait lui-même été plafonné de telle sorte que la réduction d’ISF ainsi acquise ne puisse excéder soit la moitié de l’ISF dû, soit le montant de l’ISF correspondant à un patrimoine égal à la limite supérieure de la troisième tranche de l’ancien barème (soit 2,57 millions d’euros). Pour l’année 2010, le dispositif de plafonnement concernait un peu plus de 6 500 contribuables (sur un total de plus de 550 000 redevables de l’ISF) pour un coût estimé à un peu moins de 475 millions d’euros. Via le plafonnement du plafonnement, des redevables pouvaient de facto être conduits à supporter une charge d’ISF conduisant à une imposition cumulée supérieure à 85 % des revenus. En tout état de cause, cela ne pouvait concerner que les contribuables ayant un patrimoine assujetti à l’ISF supérieur à 3,795 millions d’euros, lesquels étaient plus à même, compte tenu de l’importance de leur patrimoine, d’adopter des stratégies de minoration artificielle de leurs revenus afin de maximiser le bénéfice du plafonnement. Le Conseil a jugé ce « plafonnement du plafonnement » conforme à la Constitution en estimant « qu’en limitant, par la disposition contestée, l’avantage tiré par les détenteurs des patrimoines les plus importants du plafonnement de cet impôt par rapport aux revenus du contribuable, le législateur a entendu faire obstacle à ce que ces contribuables n’aménagent leur situation en privilégiant la détention de biens qui ne procurent aucun revenu imposable »[19]

 

L’adoption d’un nouveau barème pour l’ISF (à taux moyen au premier euro, comprenant uniquement deux taux : 0,25 % et 0,5 %) en loi n° 2011-900 de finances rectificative pour 2011 du 29 juillet 2011 avait été associée à la suppression du mécanisme de plafonnement (ainsi que du bouclier fiscal). Le Conseil constitutionnel avait alors considéré « que le législateur, en modifiant le barème de l’impôt de solidarité sur la fortune, a entendu éviter que la suppression concomitante du plafonnement prévu par l’article 885 V bis du code général des impôts et du droit à restitution des impositions directes en fonction du revenu prévu par les articles 1er et 1649 0 A du même code aboutisse à faire peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives »[20]42.

Par a contrario, le Conseil constitutionnel a considéré, dans sa décision sur la loi de finances rectificative pour 2012, que « le législateur ne saurait établir un barème de l’impôt de solidarité sur la fortune tel que celui qui était en vigueur avant l’année 2012 sans l’assortir d’un dispositif de plafonnement ou produisant des effets équivalents destiné à éviter une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques » (cons. 33). La référence à un dispositif « de plafonnement ou produisant des effets équivalents » permet de signaler que le législateur qui souhaiterait pérenniser l’ancien barème de l’ISF ne serait pas tenu de rétablir ne varietur le dispositif qui figurait à l’article 885 V bis du CGI. Il serait toutefois dans l’obligation d’assortir ces taux de règles de plafonnement « qui ne procèdent pas d’un calcul impôt par impôt et qui limitent la somme de l’impôt de solidarité sur la fortune et des impôts dus au titre des revenus et produits de l’année précédente à une fraction totale des revenus nets de l’année précédente » (cons. 33). Par ailleurs, en évoquant un barème tel que celui en vigueur avant l’année 2012, le Conseil constitutionnel ne préjuge pas du barème à partir duquel un dispositif de plafonnement s’imposerait.

Tout en précisant ainsi le cadre constitutionnel de la fiscalité du patrimoine, le Conseil constitutionnel a considéré que le fait que l’article 4 de la LFR crée une contribution exceptionnelle sur le patrimoine conduit à apprécier différemment la conformité à la Constitution de cette dernière. En ce sens il a relevé :

 

– la mise en oeuvre, en cours d’année, de nouvelles orientations fiscales qui incluent, de manière non renouvelable, la contribution exceptionnelle sur la fortune, exigible au titre de la seule année 2012 ;

– le calcul du montant à acquitter au titre de cette contribution en déduisant le montant brut dû au titre de l’ISF en 2012[21]43 ;

– le fait qu’en termes de trésorerie, les contribuables qui devront acquitter la contribution exceptionnelle peuvent encore avoir un droit à restitution au titre du bouclier fiscal 2011 (sur les impôts payés en 2011 sur les revenus de 2010) qu’ils peuvent imputer sur leur ISF 2012, ce qui devrait donc limiter l’importance de la charge financière de la contribution exceptionnelle qu’ils devront acquitter.

Ainsi, le Conseil, prenant en compte ces différents éléments, en a conclu que « la rupture de l’égalité devant les charges publiques qui découle de l’absence de dispositif de plafonnement ou produisant des effets équivalents ne doit pas conduire à juger cette contribution exceptionnelle contraire à la Constitution » (cons. 34).

D. – La rétroactivité et la garantie des droits

Le Conseil constitutionnel juge avec constance que, si le législateur peut adopter des dispositions rétroactives en dehors de la matière répressive, c’est sous réserve de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles et en considération d’un intérêt général suffisant[22]44.

La confrontation de l’article 4 au principe de rétroactivité dépendait de l’analyse qui était faite de cette contribution ad hoc : est-elle une contribution particulière exceptionnelle ou constitue-t-elle une modification a posteriori du régime de l’ISF en 2012 ?

Si l’article 4 avait été présenté par le Gouvernement comme une contribution exceptionnelle, autonome et distincte de l’ISF, ce raisonnement, littéralement exact, était évidemment quelque peu théorique. Le Gouvernement reconnaissait lui-même qu’il s’agissait de « revenir » sur la réforme de l’ISF de 2011.

 

À l’appui de cette thèse, on pouvait relever que, pour cette contribution exceptionnelle, l’ensemble des règles concernant les biens imposables, les exonérations, l’évaluation de la valeur des biens et la déduction du passif étaient identiques à celles applicables à l’ISF.

Pour autant, alors même que le Conseil constitutionnel a procédé à une analyse conjointe de l’ISF et de la contribution exceptionnelle pour apprécier le respect des exigences de l’article 13 de la Déclaration de 1789 par l’imposition instituée, il a effectué une analyse spécifique de cette contribution pour apprécier son caractère rétroactif.

Le Conseil constitutionnel a considéré que l’article 4 ne peut être analysé comme un détournement de pouvoir visant à contourner la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la rétroactivité car il instaure bien une taxe différentielle. Celle-ci ne se confond pas avec l’ISF.

En effet, même si la date retenue pour déterminer la valeur de l’assiette d’imposition est le 1er janvier 2012, le fait générateur de l’imposition est la situation du contribuable à la date de l’entrée en vigueur de la loi de finances rectificative pour 2012.

Par conséquent, un contribuable assujetti à l’ISF au titre de l’année 2012 et qui serait décédé avant cette date ne saurait se voir soumis à la contribution exceptionnelle, et ses héritiers n’auront à leur charge, en cette qualité, que l’acquittement de la cotisation due au titre de l’ISF 2012.

De même, le législateur a expressément prévu un régime de calcul de l’assiette de la contribution exceptionnelle différent du régime de calcul de l’assiette de l’ISF 2012 pour les contribuables ayant quitté le territoire national entre le 1er janvier et le 4 juillet, date de la présentation du projet de loi de finances rectificative : ne doivent figurer dans l’assiette de la contribution que les biens situés en France, à l’instar de la méthode de calcul retenue pour l’ISF 2012 des personnes résidant hors de France au 1er janvier 2012.

Le Conseil constitutionnel a jugé que l’imposition instituée ne revêtait par conséquent aucun caractère rétroactif et n’était pas contraire à la garantie des droits (cons. 36).

Le Conseil constitutionnel a donc déclaré l’article 4 de la loi de finances rectificative conforme à la Constitution.



[1] 23 Séance du 25 juillet 2012 Journal officiel Débats Sénat, 26 juillet 2012, p. 2489.

[2] 24 Décision n° 90-285 DC du 28 décembre 1990, cons. 28 (à propos des « trois » CSG). Également décisions n° 97-390 DC du 19 novembre 1997, cons. 7, n° 97-393 DC du 18 décembre 1997, cons. 10. Plus récemment décision n° 2011-180 QPC du 13 octobre 2011 (cons. 5).

 

[3] 25 Ainsi, M. Hervé Mariton, lors des débats à l’Assemblée nationale : « Il est injuste et extravagant que la contribution supplémentaire demandée aux Français soit dégressive, car cela aboutit à pénaliser les premiers patrimoines entrant dans l’ISF » (Première séance du 19 juillet 2012, Journal officiel Débats Assemblée nationale, 20 juillet 2012, p. 2217).

 

[4] 26 Séance du 25 juillet 2012, Journal officiel Débats Sénat, 26 juillet 2012, p. 2489.

 

[5] 27 L’application de ces règles identiques ne signifie pas pour autant qu’il en résulte exactement la même imposition. En effet, le montant brut de la contribution exceptionnelle ne devra pas être comptabilisé dans le passif pour le calcul de l’assiette de taxation, à l’inverse de l’imputation du montant brut d’ISF au passif

 

[6] 28 Décision n° 81-133 DC du 30 décembre 1981, Loi de finances pour 1982, cons. 6. Pour des exemples plus récents, décisions n° 2009-577 DC du 3 mars 2009, Loi relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision, cons. 25, n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010, cons. 15 et 38, n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, cons. 39.

 

[7] 29 Décision n° 81-133 DC du 30 décembre 1981 précitée, cons. 12

 

[8] 30 Décision n° 2010-44 QPC du 29 septembre 2010, Époux M. (Impôt de solidarité sur la fortune), cons. 14

 

[9] 31 Décision n° 2011-638 DC du 28 juillet 2011, précitée, cons. 19. 

[10] [10]32 Décision n° 98-405 DC du 29 décembre 1998, Loi de finances pour 1999, cons. 28

 

[11] 33 Ibid., cons. 27.

 

[12] 34 Décision n° 2010-99 QPC du 11 février 2011, Mme Laurence N. (Impôt de solidarité sur la fortune – Plafonnement), cons. 5

 

[13] 35 Décisions n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, Loi de finances pour 2006, cons. 65 et n° 2007-555 DC du 16 août 2007, Loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, cons. 24

 

[14] 36 Décision n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, cons.

 

[15] 37 Décision n° 2000-441 DC du 28 décembre 2000, Loi de finances rectificative pour 2000, cons. 28

 

[16] 38 Décision n° 85-200 DC du 16 janvier 1986, Loi relative à la limitation des possibilités de cumul entre pensions de retraite et revenus d’activité, cons. 16 à 19.

 

[17] 39 Cour de cassation, chambre commerciale, 25 janvier 2005, Imbert de Trémiolles n° 03-10068. 

[18] 40 Cour de cassation, chambre commerciale, 6 février 2007, Binet n° 05-11246.

[19] 41 Décision n° 2010-99 QPC précitée, cons. 5.

 

[20] 42 Décision n° 2011-638 DC précitée, cons. 18.

 

[21] 43 La prise en compte du montant brut permet ainsi d’intégrer les réductions d’impôt au titre de l’ISF dans l’acquittement de la contribution exceptionnelle. La seule limite à cette intégration est le fait que, dans l’hypothèse où les réductions applicables à l’ISF n’auraient pas permis à un contribuable d’utiliser l’ensemble de ses droits à réduction pour son ISF 2012, il ne saurait appliquer le reliquat de ces droits à réduction sur le montant dû au titre de la contribution exceptionnelle.

 

[22] 44 Voir par exemple la décision n° 98-404 DC du 18 décembre 1998, Loi de financement de la sécurité sociale pour 1999, cons. 5.

 

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