24 mars 2009

Paradis fiscal ;une définition par le monde

trabsoarence.jpgLes "zones grises" en 9 questions
LE MONDE | 24.03.09 |

 

14h54  •  Mis à jour le 24.03.09 | 16h34

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endant plusieurs décennies, les grandes puissances économiques ont fait preuve d'une extrême tolérance à l'égard des paradis fiscaux. Certaines, comme le Royaume-Uni, les ont même laissé prospérer sous leur pavillon, en Europe et dans les Caraïbes. Ce temps est révolu.  

Pour la première fois, sous le choc de la plus grave crise financière qu'ait connue le monde depuis soixante ans, les chefs d'Etat et de gouvernement partagent la volonté de mettre fin aux dérives des paradis fiscaux

Ces "zones grises" de la finance privent, en effet, les nations d'une part substantielle de leurs recettes fiscales, à un moment où l'effort de relance de l'économie mondiale assèche les finances publiques. Le manque à gagner fiscal est estimé à 100 milliards de dollars par an pour les Etats-Unis, à 30 milliards d'euros pour l'Allemagne et autour de 20 milliards d'euros pour le Royaume-Uni et la France.

En outre, le fonctionnement opaque des paradis fiscaux, où circule, sans discernement, de l'argent propre et sale, compromet le travail de reconstruction du système financier mondial, un chantier essentiel pour que revienne la confiance. La communauté internationale a pris conscience qu'aucune refondation digne de ce nom ne pourra être entreprise si subsistent, dans le monde, une cinquantaine d'Etats où la finance peut opérer sans transparence.

Qui sont-ils ?


 

Sous le vocable "paradis fiscaux", se cachent des pays dotés d'un régime fiscal avantageux, voire inexistant, mais aussi des centres financiers dits "offshore". Le premier groupe, celui des paradis fiscaux stricto censu, est constitué d'Etats et de territoires offrant un abri à des non-résidents (entreprises, individus etc.) qui souhaitent échapper à l'impôt. Ceux-ci bénéficient alors d'un régime fiscal similaire à celui des résidents, voire, souvent, plus avantageux, destinés à les attirer.

Le second groupe, celui des centres financiers dits offshore, est composé d'Etats et de territoires qui hébergent des banques, des compagnies d'assurance et des gestionnaires de fonds - notamment de fonds spéculatifs (les hedge funds) -, mais ne disposent ni n'appliquent aucune régulation sérieuse.

Le terme offshore signifie que leur régime administratif de faveur s'applique à l'activité économique produite depuis ce territoire. Ainsi, pour profiter de leur environnement déréglementé, il suffit parfois aux entreprises d'y ouvrir une simple boîte aux lettres. Si les paradis fiscaux ne sont pas tous des "paradis réglementaires", en revanche, les centres financiers offshore sont la plupart du temps aussi des paradis fiscaux.

Les paradis fiscaux sont-ils tous nocifs et condamnables ?

Les paradis fiscaux ne sont pas hors-la-loi en cela qu'ils proposent des taux d'imposition allégés. Il n'est pas prévu, en effet, d'harmonisation des régimes fiscaux au plan mondial, pas plus que dans l'Union européenne.

La cible du G20, ce sont les paradis fiscaux qui refusent de coopérer avec l'administration ou la justice, contre la fraude fiscale ou le blanchiment d'argent.

Ces Etats ou territoires "non coopératifs" se classent en trois catégories : les pays non coopératifs de droit ou de fait, qui refusent tout échange d'informations, même en dehors du domaine fiscal ; les pays qui refusent l'échange d'informations sur l'évasion fiscale (comme, jusqu'à présent, la Suisse) ou la fiscalité en général (Singapour) ; les pays à faible fiscalité pour les non-résidents, mais qui acceptent d'échanger l'information.

L'Irlande est souvent cité en exemple de paradis fiscal coopératif à l'inverse de la Suisse. De fait, hormis dans les cas criminels, la Suisse a jusqu'à présent limité ses échanges d'informations avec l'Union européenne et les Etats-Unis. Sa définition de la fraude fiscale y reste plus étroite que celle dont sont convenus les 30 pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Par ailleurs, dans l'Union européenne, trois pays (le Luxembourg, l'Autriche et la Belgique) s'abritent derrière le secret bancaire.

Quels sont les critères précis pour les identifier ?

Selon l'ONG anticorruption Transparency International, l'une des plus actives au plan mondial, qui se réfère elle-même aux critères de l'OCDE, les paradis fiscaux et, par extension, les centres financiers offshore, partagent cinq grandes caractéristiques. Ils ont en commun un secret bancaire strict, opposable à l'administration fiscale d'un pays étranger voire au juge étranger, ce qui en fait aussi, souligne l'ONG des "paradis judiciaires" ; pas, ou peu, de taxes sur les revenus, sur les bénéfices ou sur les patrimoines, particulièrement pour les non résidents ; des conditions d'installation de sociétés et d'ouverture de comptes peu contraignantes, assorties une protection sociale minimum ; une coopération judiciaire et fiscale internationale inexistante ou limitée. Enfin, ce sont des pays stables sur les plans économique et politique.

Cette définition va donc bien au-delà des aspects fiscaux. Une cinquantaine de pays répondent à ces critères, dont la moitié sont situés en Europe. On trouve des pays comme la Suisse et le Luxembourg, des principautés comme celles du Liechtenstein, d'Andorre, Monaco et des territoires comme les Bahamas, les îles Caïmans - et leur rue principale bordée de milliers de boîtes aux lettres -, les îles anglo-normandes, etc.

Quel est leur poids dans l'économie ? qu'y fait-on concrètement ?

Il est difficile de disposer de données précises, du fait de l'opacité régnante, mais selon les experts internationaux, plus de 10 000 milliards de dollars d'actifs financiers seraient détenus et gérés via les paradis fiscaux, par l'intermédiaire des 4 000 banques, des 2 000 fonds spéculatifs et des 2 millions de sociétés écrans qui y sont établis. Environ 50 % des flux financiers mondiaux y transiteraient !

Ces paradis fiscaux et réglementaires abritent des opérations financières tout à fait légales et légitimes, effectuées à moindre coût. Des sociétés de réassurance s'y établissent pour assurer les risques pris par les compagnies d'assurance mondiales. Des banques y ouvrent des filiales afin d'y effectuer des opérations sur devises ou des montages financiers défiscalisés, pour le compte de leur clientèle d'entreprises, ou encore, afin d'y domicilier les comptes de riches clients particuliers établis dans des pays politiquement instables ou dotés d'un système bancaire fragile.

Mais la réglementation souple de ces Etats et territoires permet aussi, et c'est là le coeur du problème, de réaliser des opérations illégales, à des fins de fraude fiscale ou de blanchiment d'argent.

Les flux illégaux sortant des pays en développement sont estimés entre 500 à 800 milliards de dollars dont 20 à 40 milliards pour l'argent de la corruption, 150 à 250 milliards de dollars pour le crime et 350 à 500 milliards de dollars pour la fraude fiscale commerciale.

Quelle est leur responsabilité dans la crise ?

Les centres financiers offshore, dérégulés, sont vivement critiqués depuis qu'a éclaté la crise financière internationale. Beaucoup de produits dérivés complexes, qui sont à l'origine de la crise financière mondiale, ont été conçus ou ont transité par ces territoires. Ces places financières sont accusées d'avoir nourri les bulles spéculatives et alimenté "la finance casino". Elles portent une responsabilité directe dans la crise.

Quelles sont les réformes envisagées ?

La pression monte sur les paradis fiscaux à l'approche du G20 du 2 avril à Londres, qui entend faire de la lutte contre l'opacité financière l'une de ses priorités, avec à la clé, une nouvelle liste noire des centres refusant de répondre aux requêtes fiscales de pays tiers. La liste aujourd'hui en vigueur, établie par l'OCDE, ne compte que trois pays : Andorre, la principauté du Liechtenstein et Monaco.

Encouragée par la France et l'Allemagne, la présidence britannique du G20 a demandé à l'OCDE de l'aider à recenser les pays non coopératifs, afin de les pousser à lever leur secret bancaire, en cas d'enquête administrative ou judiciaire. Le sujet est éminemment politique car à la différence des années 2000, où le débat sur les paradis fiscaux portait surtout sur les centres offshores "exotiques", l'attention se focalise sur la question du secret bancaire. Le spectre est donc plus large. De grands Etats sont visés : la Suisse, l'Autriche, le Luxembourg, Hongkong et Singapour. La question n'est en que plus polémique et délicate à résoudre. Mais en s'attaquant à tout le monde en même temps, les chefs d'Etat se donnent les moyens d'un progrès global considérable.

Les paradis fiscaux, et les centres financiers non coopératifs, joueront-ils le jeu ?

Les grands pays, comme l'Autriche et, surtout, la Suisse, mènent une activité diplomatique intense, pour ne pas figurer sur une liste noire et être de facto mis au banc de la communauté financière internationale. Ils commencent aussi à donner des gages, jugés sérieux, en faveur d'une coopération conforme aux standards internationaux.

L'enjeu pour les paradis fiscaux est désormais de sortir des radars, en signant des accords d'échanges de renseignements avec d'autres Etats ou en modifiant leurs lois. Singapour et Hongkong ont annoncé des projets de loi visant à changer leurs pratiques fiscales. Le Liechtenstein cherche à faire oublier les récentes affaires qui ont entaché sa réputation. Jersey et Guernesey renégocient leurs conventions fiscales. Seul Monaco campe encore sur ses positions. Pour les experts, ces Etats n'ont pas le choix. Ils sont le dos au mur. Ils jouent leur réputation. S'ils ne coopèrent pas, ils courent le risque d'une perte de confiance de la part des investisseurs internationaux.

Déjà, la suspicion s'est cristallisée sur eux. Entre la fin de l'année 2007 et le début de 2008, du fait de la crise financière, 1 000 milliards de dollars ont été sortis des fonds spéculatifs par des investisseurs inquiets pour leurs placements.

L'an dernier, la Suisse, qui a bâti toute sa réputation et sa richesse sur la sécurité, a perdu à elle seule 800 milliards d'euros d'actifs sous gestion. "Les temps changent. Les investisseurs sortent des boîtes noires de la finance mondiale", observe Daniel Lebègue, ancien directeur du Trésor, président de Transparency International en France.

Y aura-t-il des sanctions pour les récalcitrants ?

Cette question sera débattue au G20 du 2 avril à Londres. Plusieurs chefs d'Etat européens sont favorables à l'élaboration d'une liste noire, avec mesures de rétorsion à la clé, pour forcer la main des récalcitrants, dont Nicolas Sarkozy, Angela Merkel et Gordon Brown. De son côté, le président des Etats-Unis, Barack Obama, dont la position servira de référence à celles de pays comme le Canada et du Japon, est favorable à la prise de sanctions. La nouvelle administration américaine appuie ainsi la proposition de loi d'un sénateur, Carl Levin, qui prévoit des sanctions pour les contribuables fraudant le fisc et pour les paradis fiscaux refusant de coopérer avec l'administration américaine. Une idée serait de supprimer les licences bancaires aux banques non coopératives.

En France, le gouvernement veut contraindre les banques qui ont des filiales dans les paradis fiscaux à rendre ces activités transparentes et à coopérer avec l'administration fiscale. Dans l'Union européenne, des voix s'élèvent pour s'inspirer de l'exemple américain en menaçant les pays tiers de fermer l'accès de l'Europe à leurs banques si elles ne coopèrent pas en matière de fiscalité et de blanchiment.

Quel impact aurait la disparition des paradis fiscaux sur l'économie mondiale ?

Cela entraînerait plus de transparence et d'équité dans la sphère économique. Mais un tel scénario aurait aussi des répercussions directes sur les agents économiques. Il faudrait ainsi s'attendre, quasi mécaniquement, à une baisse importante des profits des multinationales qui, aujourd'hui, exploitent au mieux les possibilités d'allégement fiscaux ou d'exonération existant dans le monde, bien à l'abri du secret bancaire.

Les nombreuses filiales que possèdent les sociétés du monde entier - c'est le cas aussi en France - dans des Etats sans fiscalité leur ont permis d'alléger considérablement leurs charges d'impôts, au cours des dernières années. 

Anne Michel

Sur le Web

- www.transparence-france.org : la section française de Transparency International, ONG spécialisée dans la lutte anticorruption.
- www.gfip.org : un think tank américain qui étudie les flux financiers illégaux et les moyens d'y remédier.
- www.taxjustice.net : une association regroupant économistes, professionnels de la finance, juristes,... qui étudie le phénomène de la fraude fiscale dans le monde entier, et notamment le problème des paradis fiscaux.
- www.oecd.org : l'Organisation de coopération et de développement économiques détaille les quatre critères retenus pour définir un paradis fiscal et recense les dernières initiatives prises par des places financières pour lutter contre la fraude. On trouve aussi sur ce site, une note (en anglais) datée du 23 mars concernant "le travail de l'OCDE sur les pratiques fiscales dommageables".
- www.efd.admin.ch : le ministère suisse des finances définit la notion de secret bancaire.
- www.alternatives-economiques.fr : le mensuel économique dresse le tableau des filiales des entreprises du CAC40 implantées dans les paradis fiscaux.

18:45 Publié dans Fraude escroquerie blanchiment | Tags : zone grises des paradis fiscaux | Lien permanent | Commentaires (0) |  Imprimer | |  Facebook | | | | |

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