Les armes de Bercy

 ARTICLE PUBLIE DANS CAPITAL

Les armes de Bercy pour nous passer l'envie de payer au noir

 

NATHALIE VILLARD  PUBLIÉ LE 22/05/2020 À 10H20  MIS À JOUR LE 22/05/2020 À 11H04

 

Grâce à des algorithmes bourrés d’intelligence artificielle, les limiers 3.0 du fisc laissent de moins en moins de répit aux amoureux du liquide.

Ils sont une trentaine au sixième étage d'un immeuble anonyme situé derrière la gare de Lyon, à Paris. Sur leurs écrans d'ordinateurs, on aperçoit de drôles de toiles d'araignées, constellations de points et de flèches.

"On brasse des centaines de millions de données pour détecter des incohérences, signes de probables fraudes, répond laconiquement un des geeks présents sans lâcher son clavier. Et nos outils sont de plus en plus performants",

ajoute-t-il en souriant.Bienvenue à la Mission requêtes et valorisations (MRV), cellule de data mining (exploration de données) de la Direction générale des finances publiques (DGFIP). S’ils ont accepté de nous ouvrir leurs portes, ces fins limiers 3.0 ne sont pas devenus bavards pour autant.

Leurs "nouveaux outils" ?

Des algorithmes ultrapuissants, bourrés d’intelligence artificielle, qui modélisent des portraits types de fraudeurs et les croisent avec des cas réels. Et il est vrai que le tableau de chasse de ces logiciels supersoniques déployés depuis 2017 est impressionnant. "Ils sont à l’origine de 22% des contrôles fiscaux déclenchés en 2019, contre 2% en 2016, confie Philippe Schall, le boss de la MRV. Nous visons les 50% d’ici 2022."

Car Gérald Darmanin ne s’en cache pas, la chasse aux tricheurs est devenue la priorité de son ministère de l'Action et des Comptes publics. Et ça paie : les recettes du contrôle fiscal ont bondi à 9 milliards d’euros en 2019, contre 7,7 milliards en 2018.

Il faut dire que le nouvel ogre digital de Bercy a de quoi se nourrir. Depuis l’an dernier, il peut se mettre à table dans des centaines de bases de données qui restaient jusqu’alors cloisonnées : déclarations des 37 millions de foyers fiscaux, revenus transmis par les employeurs, comptes bancaires, contrats d’assurance vie, actes notariés, données patrimoniales, cadastrales, immobilières…

Les ordinateurs peuvent aussi brasser des informations provenant de l’étranger, de sociétés privées comme des opérateurs de téléphonie ou des commerçants, ainsi que des organismes sociaux tels l’Urssaf ou l’inspection du travail pour pister le travail au noir.

Le fisc n’ignore plus rien non plus des revenus collaboratifs.

Depuis la loi antifraude de 2018, les plateformes de location et de services entre particuliers (Airbnb, Abritel, Drivy Getaround, BlaBlaCar, etc.) doivent communiquer à Bercy l’intégralité des sommes perçues en ligne, désormais le seul moyen de paiement autorisé. Sur ces sites, les arrangements entre propriétaires et vacanciers sur le mode "Je vous fais une ristourne de 200 euros sur la location de mon chalet de Chamonix si vous me réglez de la main à la main" vont devenir plus compliqués.

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Après avoir mouliné ces centaines de millions de fichiers, les machines des super-informaticiens de la MRV ont mis à jour plus de 100.000 cas de dossiers douteux (63.000 de particuliers, 37.000 d’entreprises) l’an dernier grâce au data mining.

Un achat immobilier trop élevé au regard des revenus déclarés, une multiplication de comptes bancaires principalement nourris en espèces, une activité commerciale sous-évaluée au regard de la moyenne du secteur et du quartier ?

Rien ne devrait plus échapper à ce robot fiscal. "Il nous permet des ciblages de fraude toujours plus pertinents, même si le flair et le travail de vérification des contrôleurs restent déterminants", souligne un haut responsable de la DGFIP.

Après avoir mouliné ces centaines de millions de fichiers, les machines des super-informaticiens de la MRV ont mis à jour plus de 100.000 cas de dossiers douteux (63.000 de particuliers, 37.000 d’entreprises) l’an dernier grâce au data mining. Un achat immobilier trop élevé au regard des revenus déclarés, une multiplication de comptes bancaires principalement nourris en espèces, une activité commerciale sous-évaluée au regard de la moyenne du secteur et du quartier ? Rien ne devrait plus échapper à ce robot fiscal. "Il nous permet des ciblages de fraude toujours plus pertinents, même si le flair et le travail de vérification des contrôleurs restent déterminants", souligne un haut responsable de la DGFIP. "Les revenus ou le patrimoine déclarés, une alerte se déclenche et le dossier devient suspicieux" , avertit un expert de la Délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), rattachée au Premier ministre.

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Les vidéos aussi pourront vous jouer des tours. Comme à ce chauffeur de VTC clandestin épinglé après une séquence diffusée sur YouTube dans laquelle on le voyait haranguer deux touristes asiatiques en leur demandant 250 euros en liquide pour un trajet entre l’aéroport de Roissy et Paris. La surveillance des réseaux sociaux va ainsi permettre de mieux débusquer les "activités occultes". Dans le collimateur, cette fois, les publicités pour des produits illicites (cigarettes de contrebande, pseudo-médicaments, drogues…), ainsi que les offres de travaux ou de services en tout genre (plomberie, jardinage, cours de piano...) qui fleurissent sur Leboncoin ou Facebook mais dont, bizarrement, la rémunération n’apparaît pas dans les revenus de leurs prestataires. Parce que réglés en petites coupures, pardi !

Mais les nouvelles armes des vigies de Bercy ne sont pas toutes digitales. On trouve aussi dans leur arsenal quelques articles de ce bon vieux Code des impôts. Le 168, par exemple, révisé par décret en juin 2019. Redoutable ! "En cas de disproportion marquée entre le train de vie d’un contribuable et ses revenus, la base d’imposition à l’impôt sur le revenu est portée à une somme forfaitaire déterminée en appliquant à certains éléments de ce train de vie le barème ci-après." En clair, vous déclarez 50.000 euros de revenus annuels, mais détenez un pur-sang, un bateau à moteur de plus de 20 CV, un avion de tourisme, vous êtes membre d’un club de golf, de chasse ?

Tous ces attributs de richesse seront automatiquement réintégrés dans votre revenu imposable selon un tarif prédéterminé. Par exemple, 1.140 euros pour un voilier affichant une jauge de trois tonneaux, 5.700 euros par employée à domicile au-delà de deux ou, pour une voiture, sa valeur neuve "avec un abattement de 50% après trois ans d’usage". "Ce nouveau dispositif cible les gens vivant avec beaucoup d’espèces, qui sont par nature non traçables sauf dans le patrimoine ou le train de vie. A vous de prouver l’origine légale des fonds qui vous ont permis de les acquérir", détaille Isabelle Arpaia, avocate fiscaliste à Paris et ex-inspectrice des impôts.

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Traversons maintenant le périphérique jusqu’à Montreuil, à l’est de Paris. C’est là que se cache le dernier-né des services de renseignements français, Tracfin, rattaché au ministère de l’Economie, et ses 180 espions des "circuits financiers clandestins". C’est sur leurs ordinateurs que les banques ont l’obligation, depuis 2018, de signaler les dépôts et retraits d’espèces qui dépassent en cumulé 10.000 euros par mois ou les envois d’espèces via Western Union supérieurs à 2.000 euros. Soit, tenez-vous bien, 60 millions de signalements par an ! Qui a dit que le cash était en voie d’extinction? Aux data analysts de Tracfin ensuite de recouper ces mouvements avec les déclarations de soupçons que toute une série de professionnels sont contraints de leur transmettre : institutions financières, notaires, experts-comptables, commissaires aux comptes, agents immobiliers, commissaires-priseurs, casinos…

Enfin, méfiez-vous de vos voisins ou de vos concurrents, ils pourraient dénoncer vos entorses à l’impôt ou aux charges sociales moyennant récompense! Depuis la loi antifraude de 2018, en effet, le dispositif des "aviseurs fiscaux" a été renforcé : leur rétribution, qui était jusqu’à maintenant limitée à 1 million d’euros, est désormais déplafonnée. Mais pour toucher la cagnotte, encore faut-il ramener du gros poisson. En juin 2019, sur 92 affaires signalées à la Direction nationale d'enquêtes fiscales (DNEF), 50 avaient été classées sans suite, 29 enquêtes étaient toujours en cours, 13 avaient conduit à un contrôle fiscal et seuls 2 dossiers avaient été rémunérés...

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