O FOUQUET L’IMMIXTION DE L’ADMINISTRATION FISCALE DANS LA GESTION DES ENTREPRISES :HALTE AU FEU !

L’IMMIXTION DE L’ADMINISTRATION FISCALE DANS LA GESTION DES ENTREPRISES :

HALTE AU FEU !

Par Olivier Fouquet

Conseil d'État  N° 363168   3ème et 8ème ssr 11 juin 2014
Mme Anne Egerszegi, rapporteur
Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, rapporteur public

1) Le risque manifestement excessif pris par le chef d’entreprise, peut, par dérogation au principe de non-immixtion de l’administration fiscale dans la gestion des entreprises, caractériser un acte anormal de gestion. Cette jurisprudence qui est loin d’être évidente n’en finit pas de serpenter. Elle appartient à ces jurisprudences par lesquelles le juge met les pieds dans la mélasse et peine ensuite à les en retirer. La décision du 11 juin 2014 n°363168, Sté Fralsen Holding (publiée à la RJF 10/2014 avec les intéressantes conclusions de du rapporteur public, Marie-Astrid de Barmon, publiées au BDCF 10/2014) nous paraît traduire un effort méritoire du juge pour retirer ses pieds de la mélasse dans le cas des rapports entre une société mère et sa filiale.

 

2) La théorie du risque excessif n’a pas été murie et pensée comme celle de l’acte anormal de gestion dont elle constitue néanmoins une extension dérogatoire. Nous pensons qu’elle est née un peu par hasard.

La décision CE 17 oct. 1990, n° 83310, Loiseau : Dr. fisc. 1991, n° 48, comm. 2281, concl. O. Fouquet ; RJF 11/1990, n° 1317, chron. J. Turot, « L'entrepreneur, le risque et le fisc. La notion d'acte qui sans être étranger à l'intérêt de l'entreprise, lui fait courir un risque excessif », p. 735)  apparaît comme fondatrice. Or il s’agit d’une décision d’espèce rendue sans définition de la théorie du risque manifestement excessif.

Il est vraique deux décisions anciennes avaient déjà consacré cette notion : CE 14 févr. 1979, n° 10812 : Dr. fisc. 1979, n° 21, comm. 1069 ; RJF 4/1979, n° 220 (architecte se portant caution de son principal client) et surtout CE 28 sept. 1983, n° 34626 : Dr. fisc. 1984, n° 4, comm. 75 ; RJF 11/1983, n° 1284 (intermédiaire entre des prêteurs de capitaux et des acquéreurs de fonds de commerce se substituant aux emprunteurs défaillants) où apparaît pour la première fois la formulation qui sera reprise abondamment par la jurisprudence postérieure, et selon laquelle les agissements du dirigeant ne doivent pas « excéder manifestement les risques qu'un chef d'entreprise peut prendre pour améliorer les résultats de son exploitation ». Mais comme ces décisions avaient rejeté les prétentions de l’administration, elles n’avaient ému personne.

À cet égard, la rédaction de la décision CE 17 octobre 1990 n° 83310, Loiseau, n'innove pas. Mais c'est la première décision qui, s'appuyant sur le concept de risque excessif, reconnaît pour ce motif l'existence d'un acte anormal de gestion. D'où son caractère fondateur aux yeux de nombreux praticiens, alors même qu'elle avait été ressentie par ses auteurs comme une décision d'espèce et non de principe. Comme nous l'avions exposé dans un article intitulé « Acte anormal de gestion et mauvaise gestion » (O. Fouquet «  Acte anormal de gestion et mauvaise gestion » : Rev. adm. 2008, p.36), le Conseil d'État avait voulu régler, dans cette espèce, avec équité le cas humain d'un ancien officier reconverti en gérant de portefeuille qui s'était cru moralement tenu d'indemniser ses clients des pertes qu'avait générées pour eux une gestion catastrophique. Le tribunal administratif avait refusé la déduction des bénéfices non commerciaux du gérant de la totalité des sommes qu'il avait versées à titre d'indemnisation. Le Conseil d'État a coupé la poire en deux en lui permettant de déduire les sommes versées les deux premières années de son activité de gérant et en lui refusant cette déduction pour les sommes versées les deux années suivantes. La Haute juridiction, arbitrant entre la morale et l'incompétence du contribuable, a fait un jugement de Salomon. Nous sommes d’ailleurs frappés en relisant nos conclusions par leur brièveté et leur caractère assez peu juridique, en dépit de quelques notations intéressantes mais qui ne suffisaient pas, à elles seules, à faire œuvre de doctrine. Finalement, la malchance a peut-être voulu que le centre de documentation du Conseil d’Etat fiche au Lebon cette décision, que je publie au Lebon mes conclusions (il est vrai que je publiais beaucoup dans un souci pédagogique) et surtout que Jérôme Turot consacre à cette décision d’espèce une de ses flamboyantes chroniques dont il avait le secret et qui a sans nul doute contribué à transformer une décision d’espèce en décision apparemment de principe.

Dans un premier temps, le caractère d'espèce de la décision Loiseau avait paru conforté par deux décisions rendues au cours de l'année 2000. Par sa décision du 7 janvier 2000 (CE 7 janv. 2000, n° 186108, Époux Philippe : Dr. fisc. 2000, n° 11, comm. 204, concl. G. Bachelier ; RJF 2/2000, n° 162 ; BDCF 2/2000, n° 17, concl. G. Bachelier ; BGFE 2000, n° 1, p. 1, obs. J. Turot ; et O.Fouquet, « L'amoralisme du droit fiscal » : Rev. adm. 2000, p. 46), la Haute juridiction avait réaffirmé sa jurisprudence traditionnelle en censurant le raisonnement par lequel le tribunal administratif, adoptant la thèse de l'Administration, avait déduit du caractère délictueux des agissements du dirigeant qu'ils résultaient d'une prise de risques excessifs, même s'ils étaient dans l'intérêt de l'entreprise. Par une autre décision du 28 juillet 2000 (CE 28 juill. 2000, n° 181713, Sté Charvet : Dr. fisc. 2000, n° 9, comm. 174, concl. J. Courtial ; RJF 11/2000, n° 1205 ; BDCF 11/2000, concl. J. Courtial, p. 1 ; BGFE 2000, n° 6, p. 1, obs. J.-L. Pierre), le Conseil d'État a affirmé que le concessionnaire qui verse une indemnité à un autre concessionnaire pour élargir sa zone géographique d'intervention, agit dans l'intérêt de l'entreprise même s'il doit assumer le risque du caractère précaire du contrat de concession. Il semblait ainsi résulter de ces décisions que, pour autant que le dirigeant eût agi dans l'intérêt de l'entreprise, les risques qu'il prenait, même très importants, ne pouvaient avoir pour effet de déqualifier le caractère normal de sa gestion.

Mais en 2007, le Conseil d'État fait ressurgir de ses cendres, comme un Lazare juridique (selon l’expression fameuse du Président Roger Latournerie), la notion de risque manifestement exagéré. La jurisprudence s’est scindée en deux branches. La première est relative au risque manifestement excessif pris par les dirigeants dans l’organisation de leur entreprise. La seconde est relative au risque manifestement excessif pris par l’entreprise en matière financière, placements ou prêts.

Par une décision CE 5 octobre 2007 n° 291049, Sté Alcatel CIT : Dr. fisc. 2008, n° 6, comm. 165, concl. N. Escaut, note A. de Bissy ; RJF 12/2007, n° 1381 ; RJF 4/2008, p. 331, chron. J. Burguburu ; BDCF 12/2007, n° 137, concl. N. Escaut ; BGFE 2007, n° 6, p. 4, obs. Y. de Givré ;  O. Fouquet « Acte anormal de gestion et mauvaise gestion » préc.), le Conseil d'État a limité la déductibilité des détournements de fonds à ceux qui ne procèdent pas « d'un comportement délibéré ou d'une carence manifeste des dirigeants » (c'est-à-dire d'une prise de risques excessifs) dans l'organisation interne de l'entreprise ou dans la mise en oeuvre des dispositifs de contrôle. Les dispositifs de contrôle avaient été estimés suffisants en l'espèce mais nous nous étions interrogés sur la limite difficile à tracer de la carence manifeste des dispositifs de contrôle, par exemple en cas de pertes dissimulées à sa banque par un trader.

Par une autre décision CE 30 mai 2007 n° 285575, SA Peronnet (1re esp.) et n° 285573, SARL Peronnet et a. (2e esp.) : Dr. fisc. 2007, n° 46, comm. 958, concl. F. Séners, note A. Bonnet ; RJF 10/2007, n° 1012 ; RJF 4/2008, p. 331, chron. J. Burguburu ; BDCF 10/2007, n° 104, concl. F. Séners ; BGFE 2007, n° 5, p. 1, obs. Y. de Givré ; O. Fouquet « Acte anormal de gestion et mauvaise gestion » préc.), le Conseil d'État a admis qu'une société pouvait, sans commettre d'acte anormal de gestion, consentir des avances de trésorerie à une société en difficulté, et le cas échéant les lui abandonner, dans la perspective d'une prise de participation même minoritaire dans cette dernière société, à la condition toutefois que cette pratique « ne lui fasse pas courir un risque manifestement exagéré ». L'ajout de cette condition était d'autant plus notable que le juge du fond avait estimé que les abandons de créance n'étaient pas dans l'intérêt de l'entreprise et que cette appréciation suffisait pour valider le redressement.

3) Le développement de la première branche de la jurisprudence a d’abord été poursuivi par deux décisions contentieuses : CE 6 juin 2008 n°285629, SA Gustave Muller : RJF 10/08 n°121 (détournements par les mandataires sociaux de la société absorbée ne pouvant pas être ignorés par les mandataires sociaux de la société absorbante) ; CE 27 avril 2011 n°319742, Ferrand : RJF 7/11 n°806, chronique C. Raquin p.699, conclusions L. Olléon BDCF 7/11 n°84, obs. H. Lehérissel BGFE 4/11 p.6 (détournements commis par la secrétaire-comptable qui avait épousé le dirigeant de l’entreprise et que celui-ci n’avait pas surveillée).

Cette dernière décision assez inéquitable dans la mesure où elle méconnaissait la pratique habituelle des relations conjugales, pouvait laisser craindre le pire.

Mais, la Section des Finances du Conseil d’Etat, par son avis n°358088 (RJF 8-9/12 n°800, O. Fouquet « Acte anormal de gestion résultant de la prise d’un risque manifestement excessif : quelles limites ? » FR 31/12 p.24), a stoppé le développement de ce premier courant jurisprudentiel. A la suite de l’affaire Kerviel, l’administration fiscale s’était demandé si la jurisprudence Peronnet lui permettait de refuser la déduction des 5 milliards d’euros de pertes de la Société Générale. La question était si délicate qu’il avait paru opportun au gouvernement, avant tout contentieux, de solliciter l’avis de la Section des Finances. Cet avis, rappelant la jurisprudence de la Section du Contentieux, expose fermement que « sous réserve de circonstances exceptionnelles, une opération accomplie conformément à l’objet social de l’entreprise et dont le dénouement se traduirait par des pertes importantes, ne saurait, par elle-même, caractériser un acte anormal de gestion ». La jurisprudence sur le risque manifestement excessif a donc un caractère dérogatoire très exceptionnel : « La liberté de gestion reconnue aux entreprises paraît devoir s’opposer à l’extension de cette jurisprudence et àsanctionner comme relevant d’une gestion anormale, un dysfonctionnement du contrôle interne des entreprises ». La Section réserve néanmoins, conformément à la jurisprudence, l’hypothèse, mais à notre avis assez exceptionnelle, au moins aujourd’hui, dans le monde des institutions financières, « où les dirigeants auraient sciemment accepté une telle prise de risque par une absence totale d’encadrement ou de contrôle de l’activité du salarié ».

L’avis de la Section des Finances met ainsi le holà à tout développement irrationnel de la jurisprudence Perronet et même nous paraît l’encadrer plus strictement qu’il ne l’avait été envisagé à l’époque. C’est le premier cri : Halte au feu !

4) Le développement de la seconde branche de la jurisprudence a été poursuivi par la décision CE 27 avril 2011 n°327764, SARL Legeps : RJF7/11 n°784, chron. C. Raquin p.699, concl. L. Olléon BDCF 7/11 n°81 et Dr. fisc. 25/11 comm. 399 avec les observations O. Fouquet, obs. F. Donnedieu de Vabres BGFE 4/11 p.1. Cette décision a retenu l’attention dans la mesure où, alors qu’était en cause le risque éventuellement excessif pris par une entreprise en plaçant sa trésorerie à des conditions avantageuses dans une banque du Vanuatu, ses motifs dressent un grille d’analyse du risque manifestement excessif : circonstances du placement, objet du placement, informations dont le chef d’entreprise dispose, caractère normal ou non de la situation, placement de nature à améliorer les résultats de l’entreprise.  Cette motivation semblait donc assurer une certaine sécurité juridique pour l’avenir, même si l’on pouvait regretter l’extension de la théorie du risque manifestement excessif aux choix de financement de l’entreprise qui sont par nature à la discrétion de celle-ci (CE 17 décembre 1984 n°52341 : RJF 2/85 n°205; Dr. fisc. 1/89 comm. 4 ; concl. O. Fouquet Rev. sociétés 1985 p.145).

L’affaire Sté Fralsen Holding n°363168 du 11 juin 2014 ne se coule cependant pas dans le moule du précédent Sté Legeps. La procédure contentieuse était à vrai dire compliquée. La CAA de Nancy avait jugé que la Sté Fralsen Holding en venant massivement au secours de sa filiale la Sté Timex France n’avait pas commis d’acte anormal de gestion, alors même que la filiale n’ayant pu être redressée sera dissoute sans liquidation un peu plus tard. Le Conseil d’Etat, par sa décision du 16 novembre 2011 n°326913, rendue en sous-section seule, (RJF 8-9/12 n°799), a cassé l’arrêt de la cour au motif que celle-ci ne s’était pas prononcée, « comme l’y invitait le ministre, sur la solvabilité de la société Timex France ni sur l’existence et l’ampleur du risque  pris en consentant des avances ». Compte tenu de la description des faits figurant en amont dans les motifs de la décision de cassation, on aurait pu imaginer que le Conseil d’Etat invitait la cour à admettre l’existence d’une prise de risque manifestement excessive. La cour a entendu le juge de cassation à demi-mot puisqu’elle a inversé sa solution initiale en admettant l’existence d’un acte anormal de gestion, mais sans se fonder sur l’existence d’un risque manifestement excessif (CAA Nancy 2 août 2012 n°11NC01938). Le Conseil d’Etat saisi d’un nouveau pourvoi en cassation contre cet arrêt, ne pouvait que le casser puisque cet arrêt avait méconnu l’autorité de la chose jugée par le juge de cassation, puis, s’agissant d’un second pourvoi, il était tenu de régler l’affaire au fond.

On aurait pu s’attendre à ce que le Conseil d’Etat, dans la ligne subliminale de sa première décision de 2011, reconnaisse que la mère, en consentant une aide financière massive à sa fille, sans grand espoir comme l’avait montré la suite des évènements, avait pris un risque manifestement excessif. Pas du tout ! Suivant les conclusions de son rapporteur public qui invitait les sous-sections réunies « à faire une application résolument restrictive de ce critère [du risque manifestement excessif] dans les relations entre la mère et la fille », le Conseil d’Etat juge que « les éléments avancés par l’administration ne suffisent pas à établir que l’octroi des avances litigieuses, dont il est constant qu’elles ont été rémunérées dans des conditions normales, excédait manifestement les risques que la Sté Fralsen Holding pouvait prendre dans l’intérêt de sa propre gestion ». La solution, sanctuarisant les relations mère-fille, est d’autant plus nette que le conseil d’Etat avait précédemment admis que le critère du risque manifestement excessif était opérant dans le cas d’avances consenties par une société mère à sa sous-filiale : CE 20 janvier 2010 n°313868, Sté d’Acquisitions immobilières : RJF 4/10 n°335, obs. D. Bocquet et C. Cas.an Dr. fisc. 11/10 comm.230. Il est vrai qu’il y aurait eu une certaine contradiction à voir la Cour de cassation condamner les sociétés mères parce qu’elles n’étaient pas suffisamment venues au secours de leurs filiales, et à voir le Conseil d’Etat pénaliser fiscalement les sociétés mères pour être venues au secours de leurs filiales.

Il s’agit donc, pour la seconde branche du risque manifestement excessif, d’un nouveau cri : Halte au feu ! Mais, pour des raisons peut-être dues à la succession des deux décisions du conseil d’Etat dans la même affaire, la Haute juridiction ne reprend pas le considérant de principe de la décision Sté Legeps, n’exclut pas explicitement l’application de la théorie du risque manifestement excessif dans les relations mère-fille (alors que, compte tenu des circonstances de l’affaire, la solution eût été inverse si la Sté Fralsen Holding avait aidé financièrement une société tierce ou même une sous-filiale), mais se résout en définitive à une décision d’espèce, rédigée comme telle et non fichée au Lebon. Compte tenu des habitudes jurisprudentielles du Conseil d’Etat et des conclusions du rapporteur public, il nous semble que la solution d’espèce a bien une portée générale pour les relations fille-mère. Mais cette sécurité juridique aurait mérité d’être mieux explicitée. Notre interprétation de la décision Sté Fralsen Holding est à cet égard plus optimiste que l’opinion émise par Pierre Le Roux aux FR Lefebvre 35/14 inf. 20 p.21, sans être peut-être aussi optimiste que Patrick Michaud dans son commentaire de la jurisprudence sur le risque qu’il a publiée sur son blog www.études-fiscales-internationales.com.

5) Néanmoins, nous ne sommes pas  sorti de l’auberge du risque manifestement excessif malgré ces deux « halte au feu » bienvenus. Le problème est qu’avec la théorie du risque manifestement excessif, le Conseil d’Etat a donné à l’administration une nouvelle canne à pêche. Pourquoi ne l’utiliserait-elle pas fréquemment, même si la pêche n’est pas abondante. Car cette pêche, en soi pas très rentable, peut donner pas mal de soucis aux entreprises françaises qui ont d’autres chats à fouetter, et inciter certaines d’entre elles, en cas de redressement, à négocier. Mais alors où est la sécurité juridique, indispensable au monde économique ? La France est dans le tréfonds des classements internationaux de compétitivité. A qui la faute ?

 

                                                                                                                           O. F.

 

 

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