« Big Four » : le scandale des comptables de l’ombre

« Big Four » : le scandale des comptables de l’ombre

Par Eric Albert  à Londres,

 

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Dans nombre de scandales financiers et de fraudes comptables de ces dernières années, notamment LuxLeaks, leurs noms apparaissent comme des acteurs décisifs. Deloitte, Ernst & Young (EY), KPMG et PriceWaterhouseCoopers (PwC), britanniques ou américains, sont surnommés les " Big Four ". Ces quatre cabinets d'audit, présents dans le monde entier, incontournables dans le monde des multinationales et de la finance, sont désormais sur le banc des accusés. 

 

  • « Comme un cartel »
  • Noyautage des élites
  • 1929, un tournant
  • Course à la taille

 

Leur rôle est d’être de simples comptables, inconnus du grand public. Et pourtant, ils s’affichent régulièrement, bien malgré eux, en pleine lumière. Dans nombre de scandales financiers et de fraudes comptables de ces dernières années, leurs noms apparaissent. Deloitte, Ernst & Young (EY), KPMG et PriceWaterhouseCoopers (PwC), britanniques ou américains, sont surnommés « les Big Four ». Ces quatre cabinets d’audit, présents dans le monde entier, incontournables dans le monde des multinationales et de la finance, sont désormais sur le banc des accusés.

En septembre 2014, le groupe d’hypermarchés britanniques Tesco a annoncé avoir exagéré ses bénéfices d’un tiers de milliard d’euros, de l’argent qui s’est révélé imaginaire. Ses comptes avaient pourtant été approuvés et contresignés par PwC. Deux mois plus tard, la presse internationale, dont Le Monde, a révélé un scandale d’évasion fiscale. LuxLeaks dévoilait 548 accords fiscaux au rabais entre des multinationales et les autorités du Grand-Duché. Leur lien ? Tous avaient été préparés et négociés par PwC. En décembre 2014, en Espagne, Bankia a été accusée lors d’un procès d’avoir truqué ses comptes de 2011, moins d’un an avant d’être sauvée par l’Etat. Selon les plaignants, Deloitte, l’auditeur, est mis en cause.

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La liste est loin d’être exhaustive. En 2012, Hewlett-Packard a crié au scandale après avoir acheté Autonomy, une entreprise britannique, et découvert des irrégularités comptables. L’année d’avant, Olympus a révélé au Japon avoir caché des milliards d’euros de pertes. Les Big Four avaient pourtant accordé leur approbation. Et que dire de la crise financière ? Au minimum, les cabinets d’audit n’ont rien vu venir des problèmes de Lehman Brothers et des autres grandes banques, dont ils avaient contresigné les comptes.

Pour Jim Peterson, professeur à la Chicago Law School et à l’université de Cergy-Pontoise, la multiplication de ces affaires n’est pas une surprise. « C’est généralement un indicateur retardé de crise, souligne-t-il. On en a vu beaucoup après l’éclatement de la bulle Internet et ça recommence maintenant. »

« Comme un cartel »

Les Big Four ne sont bien sûr pas responsables de la mauvaise gestion d’une entreprise, mais force est de constater qu’ils échouent trop régulièrement dans leur rôle de chien de garde de la comptabilité des entreprises. L’information aux investisseurs est limitée et ils ne garantissent pas suffisamment la fiabilité des comptes. Aux Etats-Unis, ils affirment simplement que les comptes proposent une « vision vraie et juste » de l’entreprise.

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Le procès contre les Big Four ne s’arrête pas là. « Ils agissent comme un cartel », estime le concurrent d’un « petit » cabinet d’audit. Impossible de les contourner : ils auditent 99 des 100 plus grandes entreprises britanniques, l’immense majorité de celles aux Etats-Unis, toutes les sociétés du CAC 40… De fait, les Big Four ne sont souvent que deux ou trois sur le terrain, chacun dominant certains pays. Au Royaume-Uni, PwC est la grande force dominante. En Espagne, c’est Deloitte. En Allemagne, KPMG a près de la moitié du marché, tandis qu’il est très petit en France, où EY est le leader. A 50 millions d’euros l’audit pour les plus grosses multinationales, le marché est juteux. De quoi payer les associés une moyenne de un million d’euros par an.

Ces cabinets sont aussi devenus les acteurs incontournables en matière de fiscalité des multinationales

Ces cabinets ne se contentent pas de pratiquer l’audit, qui représente moins de la moitié de leur chiffre d’affaires. Ils sont aussi devenus les acteurs incontournables en matière de fiscalité des multinationales. Ce sont eux qui imaginent les méthodes les plus efficaces pour utiliser au mieux les législations des différents pays.

Si PwC a été épinglé sur LuxLeaks, KPMG a été condamné en 2005 à une amende de 450 millions de dollars (415 millions d’euros) aux Etats-Unis pour avoir vendu des produits d’évasion fiscale. Aux Etats-Unis, le Business Roundtable and Financial Executives International, un groupe qui rassemble 150 patrons de grandes entreprises, emploie PwC pour faire pression auprès du milieu politique sur la fiscalité. Les lois américaines sur le lobbying révèlent que le cabinet d’audit a soulevé à Washington les questions de « fiscalité internationale, réformes fiscales et comptabilité fiscale ».

Les Big Four répondent qu’ils condamnent l’évasion fiscale, et que la planification fiscale est nécessaire pour de grandes multinationales complexes présentes dans de nombreuses juridictions.

Noyautage des élites

Les grands cabinets d’audit sont aussi accusés du noyautage des élites, particulièrement au Royaume-Uni. Un rapport parlementaire britannique en 2013 a mis en évidence que les Big Four détachaient souvent leurs employés auprès des ministères, pour apporter leurs « compétences techniques ». Il cite l’exemple de cet associé de KPMG qui a travaillé auprès du fisc britannique pour l’aider à développer des « boîtes à brevets », qui offrent une faible imposition sur les innovations. Peu après, KPMG a produit des brochures en papier glacé pour inciter ses clients à utiliser ces boîtes. « Ils influencent les lois fiscales, puis vendent aux clients la meilleure façon de les contourner », accuse un concurrent.

Inversement, les Big Four aiment recruter d’anciens hauts fonctionnaires, pour s’ouvrir les coulisses du pouvoir. L’ancien patron du fisc britannique, Dave Hartnett, a entamé une lucrative carrière de consultant auprès de Deloitte quand il a pris sa retraite (il n’y travaille plus, à la suite de la controverse que cela a provoqué). Mark Britnell, qui a longtemps été chargé de la sous-traitance dans le système de santé britannique, a désormais rejoint KPMG, qui conseille de nombreuses entreprises privées du secteur.

« Le problème des Big Four est qu’ils pratiquent un lobbying qui est difficile à cerner, explique Tamasin Cave, de l’association Spinwatch. Quand ils travaillent dans un ministère ou une entreprise, on ne sait jamais vraiment quel est leur rôle, s’ils font de l’audit, du conseil en fiscalité ou du conseil en politiques publiques… »

1929, un tournant

Comment en est-on arrivé-là ? Au commencement était le développement de l’Ouest américain au XIXsiècle. Les capitaux finançant les mines et les chemins de fer proviennent en grande partie du Royaume-Uni. Les investisseurs veulent s’assurer que le travail est bien réalisé et ils envoient leurs experts vérifier sur place. Dans les années 1920, près de 80 % des entreprises américaines cotées en Bourse font faire un audit, sur une base volontaire.

La crise de 1929 marque un tournant : après les faillites en masse, de nouvelles règles financières sont introduites. La SEC (Securities and Exchange Commission), le gendarme de la Bourse, impose l’audit à toutes les entreprises. Mais elle laisse aux entreprises le choix de leurs auditeurs. Pour Prem Sikka, professeur de comptabilité à l’université d’Essex, c’est un problème fondamental. « Les cabinets d’audit bénéficient d’un marché garanti par l’Etat. » Ils doivent auditer leurs propres clients, souvent très fidèles, qui les rémunèrent. Cela crée des liens.

Ainsi, le groupe de grande distribution Tesco utilise PwC comme auditeur depuis 1983. Son conseil d’administration comprend un ancien du cabinet d’audit. Quant au patron du comité d’audit interne, Ken Hanna, il a commencé sa carrière à Coopers and Lybrand, un cabinet d’audit… acheté ensuite par PwC. La personne chargée de discuter avec l’auditeur externe est donc un homme du sérail. Tesco a versé 13 millions d’euros à PwC pour son rôle d’approbation des comptes, mais aussi 4,5 millions de travaux supplémentaires (notamment des conseils fiscaux…). De son côté, Barclays a conservé le même auditeur, PwC, pendant… cent vingt ans. Un appel d’offres doit être lancé cette année pour remplacer le contrat initial, signé en 1896 avec Price Waterhouse.

Les Big Four soulignent que ces dérives appartiennent au passé. Une nouvelle régulation européenne, votée en 2014 et qui va se mettre en place progressivement dans les années à venir, oblige les entreprises à changer son auditeur tous les dix ans. « Dix-sept entreprises du FTSE 350 ont fait un appel d’offres pour leurs auditeurs en 2012. Il y en avait trente en 2013, et environ cinquante en 2014. Nous en attendons soixante-dix cette année », affirme PwC.

Course à la taille

Dans les années 1980, la mondialisation s’accélère, et les multinationales étendent leurs tentacules. Elles ont besoin de cabinets d’audit de plus en plus grands, qui maîtrisent les normes comptables de dizaines, voire de centaines de pays. Ceux-ci réagissent en fusionnant les uns avec les autres, dans une course à la taille. Les « Big 8 », tous dominés depuis les Etats-Unis, deviennent les « Big 6 » en 1989, avec deux rapprochements géants, créant Deloitte et Ernst & Young. La création de PwC une décennie plus tard les fait passer au « Big 5 ». « Nous ne saurions pas faire l’audit d’une entreprise comme HSBC ou GlaxoSmithKline », reconnaît un petit concurrent : trop grand, trop complexe. Seuls ces quatre cabinets, qui comptent près de 200 000 employés chacun, en ont les moyens et les compétences.

De plus, la mondialisation de la finance pousse les investisseurs à réclamer le tampon d’approbation des Big Four. « On n’aime pas du tout travailler avec des entreprises qui sont auditées selon des normes locales », explique un banquier d’affaires, spécialisé dans les prêts aux grandes entreprises dans les pays émergents. Pour lui, la signature des Big Four est un gage de sérieux, une marque reconnue de tous, qu’il exige.

En 2001, la faillite d’Enron a pourtant marqué un tournant. La fraude comptable provoque la faillite du cabinet Arthur Andersen, ouvrant l’ère des Big Four. Les autorités américaines réagissent avec une nouvelle loi radicale, dite Sarbanes-Oxley. Elle crée une autorité de supervision des auditeurs : le Public Company Accounting Oversight Board (PCAOB). C’est la fin de l’autorégulation de l’industrie.

Mais, étant très présents dans toutes les instances financières internationales, les cabinets ont réussi à faire évoluer les normes internationales en leur faveur. Avec deux objectifs : rendre l’audit moins coûteux à réaliser, mais surtout éviter les poursuites judiciaires. Les normes sont ainsi devenues beaucoup moins flexibles, et donc moins ouvertes à interprétation.

Le modèle français, qui oblige les entreprises à utiliser deux auditeurs, est-il une solution ? Après tout, il n’y a pas eu de grands scandales comptables depuis longtemps dans l’Hexagone, même si le souvenir du Crédit lyonnais ou de Vivendi prouve que la France n’est pas immunisée. La situation française permet cependant le développement de cabinets d’audit secondaires. Mais les Big Four y restent incontournables. Pendant longtemps, il existait une blague dans le milieu des auditeurs : « Il est impossible d’aller à l’opéra à Paris sans rencontrer au moins un employé d’Arthur Andersen. » Après la faillite du cabinet, ils ont rejoint en majorité EY (ex-Ernst & Young), qui domine aujourd’hui le marché français…


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