Comment les sociétés utilisent la Suisse pour diminuer leurs impôts

Comment les sociétés utilisent la Suisse pour diminuer leurs impôts

Par Alexis Favre

 

La Suisse est une destination incontournable sur la carte de la planification fiscale des entreprises multinationales. Véritables sorciers de la taxation, les meilleurs conseillers leur offrent leurs services d’ingénierie fiscale. Ils sont aidés par des régimes cléments et des autorités fiscales réputées souples. La pression internationale augmente et les règles vont se durcir pour cette industrie qui va devoir se réinventer

 

Chez Toto, sa cantine de la Seefeldstrasse, Marcus Desax, 66 ans cette année, ressemble à un notable comme les autres: cheveux gris, ­lunettes cerclées et costume bleu, devant une entrée de haricots verts. De l’autre côté de la rue, derrière la façade de verre du cabinet Walder Wyss, il est un champion de l’optimisation fiscale des entreprises.

Ancien président de l’Association suisse de droit fiscal, président honoraire de l’Association fiscale internationale (IFA), le Zurichois est décrit par un confrère comme «un grand nom de la doctrine», présenté comme une «figure très célèbre» du litige fiscal par le guide World Tax de la référentielle International Tax Review. Affable, cet as du conseil fiscal ne dévoilera jamais l’identité de ses clients. Tout juste comprendra-t-on qu’une multinationale de la ­téléphonie ou un géant pharma, «probablement le plus gros contribuable de son canton», en font ­partie.

Marcus Desax et les meilleurs de ses confrères sont essentiels pour les milliers de multinationales basées en Suisse, pour les dizaines de milliers qui y ont installé une succursale. Parce qu’il fait bon vivre en Suisse et que les conditions-cadres y sont excellentes, certes, mais surtout parce que leur présence helvétique permet aux multinationales de réduire drastiquement leur facture fiscale.

Notre enquête le montre, la Suisse est une destination incontournable sur la carte de la planification fiscale des multinationales. Une pratique souvent légitime, mais devenue injustifiable sur la scène internationale quand elle est jugée agressive, au point d’être désormais dans la ligne de mire de l’OCDE et du G20.

La Suisse fait partie, au même ­titre que l’Irlande ou les Pays-Bas, de ce qu’une source appelle les pays du «deuxième cercle». A mi-chemin ­entre les grands Etats à fiscalité lourde et les paradis fiscaux exotiques, ce sont de petites juridictions rendues très attractives par la clémence de leurs régimes d’imposition, la souplesse de leur administration, la compétence de leurs conseillers fiscaux.

C’est à une structure genevoise que McDonald’s a transféré des centaines de millions d’euros de commissions, très peu taxés, en provenance du marché français. C’est en installant sa société de négoce de café à Lausanne que Starbucks a fait scandale en 2012, pour n’avoir payé que 8,6 millions de livres sterling d’impôts sur le revenu en Angleterre de 1998 à 2012, malgré des ventes de plus de 3 milliards. C’est notamment grâce à la présence d’un holding et d’une société de négoce à Fribourg qu’Inditex, le groupe propriétaire de Zara, a économisé près de 100 millions de dollars d’impôts par an depuis 2009. C’est parce que son siège est à Bâle que Novartis paie moins de 15% d’impôt sur les bénéfices, là où le taux moyen dans les pays de l’OCDE se situe entre 23 et 24%.

En Suisse, le conseil fiscal est une industrie. Avec ses artistes de l’optimisation. Une élite que s’arrachent les grands groupes et dont font partie les «big four», les quatre grands de l’audit que sont Ernst &Young, PricewaterhouseCoopers (PwC), Deloitte et KPMG. Mais aussi de prestigieux cabinets d’avocats internationaux – Baker & McKenzie, Taxand – ou nationaux – Homburger, Lenz & Staehelin, Oberson Avocats, Walder Wyss, Altorfer Duss & Beilstein, Bär & Karrer. Pour ne citer que les douze meilleures adresses, selon le millésime 2014 de World Tax.

Ces grands noms et leurs fiscalistes vedettes sont le haut du panier des 1100 membres suisses de l’IFA (sur un total de 12000 dans le monde). «Pendant des décennies, les fiscalistes étaient de simples «broyeurs de chiffres», sourit un praticien vaudois. Le métier est devenu plus élaboré à partir des années 90, ils ont commencé à utiliser davantage leur cerveau, à devenir de vrais architectes et à être très bien payés. Je me souviens d’une annonce pour le poste de chef fiscal de Japan Tobacco, ils offraient déjà 350000francs par an, une somme énorme pour ces années-là! A la même époque, je revois le chef fiscal d’une autre multinationale étrangère basée à Genève sortir le sourire aux lèvres d’une séance du conseil et s’écrier: «Ils n’ont rien compris, mais ils ont accepté mon projet!»

Particularité de la section suisse de l’IFA, explique Marcus Desax, «ce n’est pas qu’une association de fiscalistes, mais de tous les professionnels du droit fiscal. Les avocats y ­côtoient le directeur de l’Administration fédérale des contributions (AFC), les taxateurs cantonaux ou des juges fédéraux. Tout le monde se respecte.» Pour éviter les petits arrangements entre amis, un code de conduite a été élaboré dès 2002, sous l’égide de l’AFC, pour «créer une relation constructive entre les autorités, les conseillers et les contribuables». L’une des «règles de comportement» fait apparaître en creux les risques liés à cette proximité: «Répartir clairement les rôles entre les collaborateurs des administrations fiscales et les conseillers fiscaux afin d’éviter les conflits d’intérêts.»

Lorsqu’un fiscaliste vient négocier un «ruling» avec l’administration (un agrément préalable par ­lequel le fisc et le contribuable s’entendent sur le régime d’imposition qui lui sera appliqué), il traite souvent avec un ancien collègue. A Genève, le directeur de la taxation des personnes morales de l’administration fiscale, Yves Gendraud, est un ancien manager de PwC. Dans le canton de Vaud, le chef de l’administration cantonale des impôts, Philippe Maillard, est un ancien cadre de PwC et de KPMG. A Zurich, Raoul Stocker, associé chez Bär & Karrer, a été directeur ad interim de la Division des affaires internationales de l’AFC. Ce sont là trois exemples. Leurs bonnes relations avec le fisc font partie des arguments marketing de nombre de cabinets du pays.

Fonds de commerce des conseillers fiscaux, l’optimisation n’a rien d’illégal, ni même de discutable. Les impôts étant une charge comme une autre, s’employer à les réduire fait partie des obligations de bonne gouvernance des entreprises. Le bât blesse en revanche quand la planification fiscale des multinationales devient «agressive». Une notion flottante, absente du jargon juridique helvétique. Pour l’avocat et professeur de droit fiscal Xavier Oberson, «la planification est agressive quand elle ne s’explique que par des raisons fiscales et revêt un caractère très artificiel. En ce sens, elle se rapproche du concept suisse d’évasion fiscale, tiré de l’interdiction de l’abus de droit. Il y a évasion fiscale quand trois conditions sont réunies: la structure est insolite, elle ne vise qu’à économiser des impôts et elle conduit effectivement à économiser des impôts.»

Problème: les travaux en cours à l’OCDE et notamment son plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et les transferts de bénéfices (BEPS) reposent sur une définition plus large de l’agressivité. Ils visent «la zone grise» entre la fraude et la légalité, comme le résume une source à l’OCDE. Sans tomber sous le coup de la loi, l’agressivité, telle que la définit l’OCDE, consiste à délocaliser des activités et des profits pour des raisons purement fiscales.

Le plan d’action de l’OCDE – qui doit aboutir à une série de recommandations échelonnées jusqu’en décembre 2015 – entend revoir les règles de la fiscalité internationale et inventer les mécanismes qui permettront aux Etats d’imposer les multinationales sur les lieux de leurs activités économiques réelles. Dans la boîte à outils des fiscalistes suisses, une série d’instruments sont sur la sellette. A commencer par les régimes fiscaux accordés aux entreprises principalement actives à l’étranger.

Le premier d’entre eux est le statut cantonal de société holding. Pour en bénéficier, explique un fiscaliste, «il faut que les deux tiers des revenus de la société soient des revenus de participations (les dividendes, versés par les entreprises à leurs actionnaires). Dans ce cas, la société est exonérée de tout impôt cantonal et communal sur le bénéfice, sur l’ensemble de ses revenus.» Au niveau fédéral, les revenus de participations sont aussi exemptés mais les autres revenus sont taxés au taux ordinaire net de 7,8%.

L’exonération des revenus de participations n’est contestée par personne: elle vise à éviter la triple imposition. Si une société suisse ne fait que posséder une autre société qui a déjà payé ses impôts, il est logique que la société mère ne paie pas une seconde fois. Le diable est donc dans le troisième tiers, celui des revenus qui ne sont pas des dividendes: «L’intérêt de ce statut pour les multinationales, et la raison pour laquelle il est condamné, c’est qu’elles essaient de faire remonter un maximum de profits dans ce tiers, qui est aussi exonéré», dit le fiscaliste. Comment? Avant tout, en y localisant de la propriété intellectuelle.

Activité passive par excellence, la localisation de propriété intellectuelle consiste par exemple à céder, sur la base d’un contrat, les droits sur une marque à la société suisse. C’est le cas de Nestlé à Vevey, qui possède les droits des marques du groupe et encaisse, à ce titre, des redevances en provenance de tous ses marchés. L’astuce lui permet d’être exonérée d’impôts cantonaux et communaux sur ces redevances tout en réduisant les marges de ses succursales étrangères. D’autres multinationales suisses font de même.

A Fribourg, Inditex, propriétaire de Zara, possède trois sociétés, dont un holding, ITX Holding SA. Selon les experts consultés, cette entité détient certainement une partie des droits et autres brevets de la marque.

Le statut de holding a une limite: la société doit être relativement passive. Exclu de s’en servir pour conduire, par exemple, des activités de négoce ou de recherche et développement. Les multinationales ont donc recours à un autre statut très prisé: la société auxiliaire (également appelée société de base ou société mixte). «On peut avancer que toutes les grandes multinationales qui ont un siège en Suisse bénéficient de ce statut, dit Marcus Desax. Et je suis sûr que Novartis aussi.»

Genève est devenue une plaque tournante du négoce de matières premières grâce à ce statut: plus de mille sociétés de trading en bénéficient. Dans le canton de Vaud, il concerne des centaines d’entreprises. Et c’est grâce au statut d’auxiliaire de son antenne lausannoise de négoce de café – Starbucks Coffee Trading Company – que Starbucks a pu rapatrier des profits en Suisse pour réduire sa facture fiscale anglaise. Avec les bons offices de Deloitte, réviseur de la société lausannoise.

Les sociétés dont l’essentiel des activités se déroulent hors de Suisse (entre 70 et 80% selon les cantons, «mais si c’est 68% pendant un an ou deux, le fisc n’en fait pas une maladie», ironise un conseiller fiscal) peuvent prétendre à ce statut. Elles obtiennent une exonération de 80 à 90% sur leurs revenus de source étrangère. Au bout du compte, impôt fédéral compris, les sociétés auxiliaires sont imposées au taux ­effectif moyen de 11,6% à Genève, de 9 à 10% dans d’autres cantons, selon un rapport de 2010 de KPMG. On retrouve une société de ce type dans le montage fiscal d’Inditex à Fribourg: ITX Trading SA, dont les buts sont clairs: «Achat, vente, transport, distribution et commerce en général de tous produits textiles, vêtements, chaussures et accessoires.»

A certaines conditions, les quartiers généraux de grands groupes en Suisse peuvent combiner le statut cantonal d’auxiliaire avec le régime fédéral de société principale. Le régime fiscal devient très intéressant, avec une imposition effective qui varie de 5 à 7,5% selon les cantons.

Comme pour les holdings et, de manière générale, toutes les entités implantées en Suisse, «l’idée est toujours la même: augmenter au maximum les profits faiblement taxés des entités suisses, et diminuer ceux des sociétés du groupe dans des pays à fiscalité lourde, résume un conseiller établi dans le canton de Vaud, qui avoue installer au moins une dizaine de sociétés auxiliaires par an, pour des grands groupes comme pour des start-up. J’ai connu des boîtes qui arrivaient à transférer un bon tiers de leurs profits mondiaux en Suisse grâce à ces statuts. Avec des différentiels de taux d’impôt de 20%, comment résister?»

Pour justifier ce transfert de bénéfices vers la Suisse, la méthode est toujours la même et fait appel à la créativité des fiscalistes: confier un maximum de fonctions économiques aux entités suisses des multinationales. «Tout ce qui est valeur ajoutée ou risque permet de justifier de la marge, lâche le spécialiste vaudois. Dans une société de négoce, on mettra de l’expertise, des traders qui coûtent très cher, des installations techniques, une fonction de direction, un risque de financement, etc.» Autant de prestations qui sont «facturées» aux autres entités du groupe pour faire baisser leurs profits.

Documenté par l’ONG Action­Aid, le montage international du géant africain de la bière SABMiller – propriétaire de Grolsch, Castle ou Peroni – est éclairant: par l’entremise de frais de gestion versés à sa société zougoise Bevman Services AG, le groupe parvient à réduire de 4,6% son chiffre d’affaires au Ghana – où il est leader – et à réduire à zéro son bénéfice imposable en Inde.

Pour que cette mécanique soit validée par les administrations fiscales des pays dans lesquels elles sont implantées, les multinationales doivent justifier que les profits transférés en Suisse ne sont pas ­complètement farfelus. Entrent en jeu les règles de prix de transfert, pierre angulaire de la planification fiscale. Avec un principe consacré par l’OCDE: les différentes entités d’un groupe doivent échanger biens et services au même prix que si elles traitaient avec des entreprises indépendantes. C’est le principe de pleine concurrence. Les transactions intra-groupe représentant, selon les estimations, entre 40 et 60% du com mer ce mondial, le respect des règles de prix de transfert est tout sauf un détail à l’échelle de la planète…

«Les big four ont des équipes entières qui travaillent là-dessus», explique un fiscaliste genevois de renom. Qui travaillent main dans la main avec celles des multinationales, composées de juristes et d’économistes, sur une matière effroyablement complexe. «Vérifier que le principe de pleine concurrence est respecté sur un achat physique de café, ça n’est pas très compliqué, illustre un expert consulté. Mais quand les transactions portent sur des actifs intangibles – des marques, des brevets, des droits ou du savoir-faire – ou la valorisation de services, ça devient une autre paire de manches! Quelle est la valeur sur le marché du savoir-faire d’un trader ou d’une base de données? C’est un casse-tête.»

Les multinationales ont recours à différentes méthodes pour établir leurs prix de transfert. Souvent validés par des accords préalables avec les autorités fiscales. La méthode du prix majoré consiste à déterminer le coût de revient d’un bien ou d’un service et à y ajouter une marge bénéficiaire – «la plus faible possible car il s’agit de diminuer la marge d’une société très imposée», sourit l’expert vaudois déjà cité. A l’inverse, celle du prix de revente «consiste à partir du prix final sur le marché pour en retrancher le plus gros pourcentage possible de frais exigibles par la société suisse», poursuit-il. «On peut aller assez loin. Parfois, les distributeurs dans des pays à fiscalité lourde font à peine 1,5% de marge. Dans ce cas-là, ils n’ont plus la moindre marge de manœuvre: c’est souvent le fiscaliste de la maison mère qui détermine le prix de revente au distributeur!»

Pour les autorités fiscales, évaluer la régularité de ces calculs n’a rien d’une sinécure. Leur arme: comparer avec ce que font les concurrents. L’affaire peut se révéler kafkaïenne.

Dans certains pays, comme les Etats-Unis, le Japon ou l’Allemagne, «les règles de prix de transfert sont hyper-développées, relève le fiscaliste genevois. Avec des bases de données hallucinantes. Dans d’autres, il n’y a presque rien. En Suisse, on est des paysans en la matière.» Ceci pour une bonne raison, à lire Angelo Digeronimo, expert en imposition internationale des multinationales à l’AFC, cité par la Déclaration de Berne dans un livre consacré au négoce de matières premières: «La charge fiscale de notre pays compte parmi les plus basses. Nous sommes donc peu confrontés au problème des prix de transfert.» Comprendre: puisque le transfert de bénéfices profite à la Suisse plus qu’il ne lui nuit, elle n’a pas de raison d’être pointilleuse.

Très critiqués par l’OCDE et par l’UE, les régimes spéciaux suisses sont condamnés par la troisième réforme de l’imposition des entreprises, actuellement en cours. Outre les holdings et les auxiliaires, d’autres spécialités helvétiques vont disparaître. La société de domicile – «pure boîte aux lettres», résume Xavier Oberson –, qui se voyait attribuer une marge bénéficiaire par contrat, sur laquelle les cantons prélevaient 1 ou 2% d’impôt, ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Pour le malheur des cabinets d’avocats qui les hébergeaient ou siégeaient dans leurs conseils d’administration.

La «Swiss finance branch» vit également ses derniers jours. Régime d’imposition privilégiée, elle permet à des succursales suisses de sociétés financières étrangères – souvent luxembourgeoises – de payer parfois moins de 2% d’impôt sur leurs activités de financement intra-groupe.

Même si la mort annoncée des statuts fiscaux «sera un immense bond en avant», estime Olivier Longchamp, responsable fiscalité à la Déclaration de Berne, la Suisse devrait rester une destination de choix pour les multinationales et leurs savants montages. En plus de l’introduction, envisagée par le Conseil fédéral, de «licence boxes» (des régimes d’imposition privilégiée pour les revenus de la propriété intellectuelle), la parade helvétique sera une baisse des taux d’imposition. Genève envisage de les abaisser de 23 à 13% pour toutes les entreprises, et Vaud semble vouloir lui emboîter le pas. Une stratégie difficilement attaquable à l’international: les Etats sont souverains en la matière.

Les fiscalistes suisses n’ont donc pas fini de défendre les montages de leurs clients en négociant d’avantageux «rulings» avec les administrations fiscales. Ils continueront aussi à exploiter les failles des conventions de double imposition. Qui permettent à certaines transactions de passer entre les mailles du filet. «Le Luxembourg traite par exemple les prêts participatifs comme des dividendes, explique Marcus Desax. Il s’agit de prêts dont les intérêts sont considérés comme des revenus de participations, donc exemptés. Alors que dans le pays de destination, la Suisse par exemple, ils sont déductibles. Ces revenus ne sont imposés nulle part.»

Au-delà des pressions internationales, le fisc suisse commence à veiller au grain. «Depuis une grosse dizaine d’années, l’AFC s’attaque de plus en plus aux «rulings» cantonaux», assure Xavier Oberson. En témoignent nombre d’arrêts du Tribunal fédéral (TF) qui cassent des décisions cantonales. Une société zougoise se servait d’une succursale aux îles Caïmans pour échapper à l’impôt sur ses activités de financement intra-groupe? Terminé, a tranché le TF en 2012. L’entité aux îles Caïmans n’avait pas assez de substance, le bénéfice était donc imposable en Suisse. Idem en 2003 pour une société de négoce de pétrole, dont le siège se trouvait aux îles Vierges britanniques (BVI), mais qui était gérée depuis sa filiale genevoise. Le TF a estimé que la direction effective était en Suisse et que la société devait y être imposée. A croire les universitaires, l’AFC et le TF sont de moins en moins enclins à tolérer la double non-imposition, même si la loi est respectée à la lettre.

Du côté de l’OCDE et de son plan d’action BEPS, les fiscalistes suisses et leurs clients sont très attentifs à deux actions. La première vise à «obliger les contribuables à faire connaître leurs dispositifs de planification fiscale agressive» et à encourager l’échange d’informations entre administrations fiscales. La seconde entend «réexaminer la documentation des prix de transferts» et imposer aux multinationales de «communiquer à tous les pouvoirs publics les informations sur leur répartition mondiale du revenu […] et des impôts payés dans les différents pays».

Associé chez Baker & McKenzie à Genève, Denis Berdoz se demande si «certaines des informations à fournir pour donner une vision globale sur la structure des groupes, leurs méthodes de prix de transfert et les taux d’impôts payés dans chaque pays sont vraiment nécessaires et proportionnées à l’effort demandé aux sociétés»… Ce qui le préoccupe, ainsi que probablement les multinationales, c’est «que ces informations puissent être systématiquement utilisées contre les pays à fiscalité plus clémente, tels que la Suisse».

Les multinationales n’ont pas dit leur dernier mot et comptent sur des cabinets comme Baker & McKenzie pour défendre leurs intérêts. A Paris, l’une de leurs avocates, Caroline Silberztein – ancienne cheffe de l’Unité des prix de transfert de l’OCDE – représente désormais les intérêts d’une vingtaine de multinationales regroupées au sein d’une «Alliance internationale pour une imposition fondée sur des principes». Dans une réponse écrite à la consultation lancée par l’OCDE sur les futures exigences de documentation en matière de prix de transfert, elle ne fait pas mystère de sa philosophie: «Nous pensons qu’il faut encourager l’adoption de règles de minimis quant aux exigences de documentation. Les propositions actuelles pourraient conduire à une explosion des coûts [pour les multinationales].» A Palo Alto, son collègue Gary Sprague tient le même discours, pour le compte de géants de l’informatique.

Selon nos informations, les ténors de Baker & McKenzie sont les chefs de file de la résistance contre la redéfinition des règles du jeu fiscal international. Leur credo: «Le respect des contrats, résume une source bien informée. Si un contrat octroie à une filiale le droit à des profits, il faut le respecter. Peu importe que la filiale soit implantée pour des raisons purement fiscales dans un pays où elle n’a aucune autre raison d’être.»

A Zurich, Marcus Desax ne semble pas partager cette philosophie anglo-saxonne. Quand on lui demande ce qu’il pense de BEPS et des velléités de lutte contre la planification agressive, sa réponse surprend: «Je suis d’accord que la substance économique doit être le premier critère. La chance de la Suisse, c’est que les entreprises y ont de la substance. Si BEPS a du succès, la Suisse a tout à gagner: elle a les moyens de s’offrir des taux bas et de rester concurrentielle. Bien sûr, il y aura du ménage dans la profession. Des combines vont disparaître, et avec elles certaines boutiques qui les proposent. Mais ce n’est pas un drame. Dans l’horlogerie, après la crise des années 1970, le secteur a bien su se réinventer. Les fiscalistes y arriveront aussi.»

 

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