LE FISC ET LE SPORTIF : LE CHOIX DES ARMES

LE FISC ET LE SPORTIF : LE CHOIX DES ARMES

par Olivier Fouquet

Président de Section (h) au Conseil d’Etat

 

Conseil d'État, 3ème et 8ème sous-sections réunies, 22/06/2011, 319240

 

1- la décision du Conseil d’Etat n°319240, 3/8 ssr, Boris Becker, aux conclusions d’Edouard Geffray publiées au BDCF 10/2011, mérite de retenir l’attention dans la mesure où l’administration française  s’est , pour la première fois dans un litige porté devant le Conseil d’Etat en cassation, fondée, pour imposer les gains retirés par l’intéressé de sa participation à des tournois de tennis en France, sur les dispositions de l’article L. 762-1 du Code du travail et non, comme on aurait pu s’y attendre, sur l’article 155 A du CGI.

 

M. Boris Becker, champion de tennis de nationalité allemande, avait passé le 2 janvier 1988 un contrat de six ans avec une société hollandaise dont il n’était ni l’associé ni le gérant. Ce contrat garantissait à l’intéressé le versement d’une rémunération annuelle de 480 000 $ moyennant sa participation à des tournois officiels, des tournois  exhibition et des matches divers en France et à Monaco. Le contrat prévoyait en contrepartie que les prix remportés et les sommes gagnées par le tennisman  en France reviendraient à la société hollandaise.

 

Ce type de contrat, communément appelé « rent a star », est le domaine d’application typique des dispositions de l’article 155 A du CGI. Cet article permet à l’administration française d’imposer en France la rémunération des services rendues dans notre pays par une personne qui y est ou non  domiciliée, l’imposition étant établie au nom de cette personne, alors même que  la rémunération est versée non à l’intéressée, mais à une société établie hors de France. Cette imposition directe suppose que soit remplie l’une des trois conditions suivantes : soit la société est contrôlée directement ou indirectement par la personne qui a rendu la prestation, soit la société n’exerce pas de façon prépondérante une activité industrielle ou commerciale autre que la prestation de services, soit la société est située dans un pays à régime fiscal privilégié.  Le Conseil d’Etat s’est prononcé à plusieurs reprise sur l’application de l’article 155 A (cf. B. Gouthière « les impôts dans les affaires internationales » n° 45780 s.), dont récemment dans une affaire célèbre : CE 28 mars 2008 n°271366, Aznavour : RJF 6/08 n°630, chron. J. Burguburu  RJF 5/08 p.447,concl. C. Landais BDCF 6/08 n°69, obs. O. Fouquet  RTDC 4/08 p. 439, obs. B. Gouthière FR Lefebvre 26/08 inf. 8 p. 9, obs.  H. Lehérissel BGFE 3/08 p. 3.

 

On aurait donc pu s’attendre  à ce que l’administration impose directement M. Boris Becker sur ses gains  obtenus dans les tournois de Monte-Carlo, de Roland-Garros et de Paris-Bercy en 1990 et 1991, en se fondant sur les dispositions de l’article 155 A. Il ressort des conclusions du rapporteur public que plusieurs points demeuraient obscurs dans le dossier. A aucun moment, la domiciliation fiscale de du contribuable n’était évoquée, de sorte que le Conseil d’Etat a fait comme si l’intéressé était domicilié en France : mais cette circonstance ne faisait obstacle à l’application de l’article 155 A. Par ailleurs, très peu d’indications étaient  données sur la société hollandaise : mais c’était au contribuable de faire la preuve que cette société exerçait de façon prépondérante une activité industrielle ou commerciale autre que la prestation de service. L’administration a-t-elle eu peur du précédent favorable au contribuable : CE 25 janvier 1989 n°44787, Mireille Mathieu,  RJF 3/89 n°253  (rendu pourtant sur le fondement d’une rédaction de l’article 155 A antérieure à sa modification de 1980 et qui était moins contraignante quant à l’apport de la preuve de l’activité exercée par la société étrangère) ?

 

Toujours est-il, que pour la perplexité du Conseil d’Etat, l’administration a choisi d’asseoir l’imposition du contribuable dans la catégorie des traitements et salaires sur le fondement de l’article L. 762-1 du Code du travail.

2- Aux termes de l’article L. 762-1 du code du travail, devenu l’article L. 7121-3 du même code: « Tout contrat par lequel une personne physique ou morale s'assure, moyennant rémunération, le concours d'un artiste du spectacle en vue de sa production, est présumé être un contrat de travail dès lors que cet artiste n'exerce pas l'activité, objet de ce contrat, dans des conditions impliquant son inscription au registre du commerce.  Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération, ainsi que la qualification donnée au contrat par les parties. Elle n'est pas non plus détruite par la preuve que l'artiste conserve la liberté d'expression de son art, qu'il est propriétaire de tout ou partie du matériel utilisé ou qu’il emploie lui-même une ou plusieurs personnes pour le seconder, dès lors qu'il participe personnellement au spectacle (…) ».

 

La Cour de cassation a une conception extensive du champ de ces dispositions, puisqu’elle inclut les sportifs dans la définition des « artistes du spectacle ». Mais  le Conseil d’Etat avait déjà transposé cette jurisprudence à la matière fiscale : CE 8 juin 1988, association « le circuit de l’Aulne » : RJF 10/88 n°1555,  concl. B. Martin-Laprade Dr. fisc. 44/88 c. 2012 (s’agissant de coureurs cyclistes). La Haute juridiction, appliquant l’article L. 762-1 aux gains du tournoi de Monte-Carlo dont le contribuable n’établissait pas qu’ils auraient été versées à la société hollandaise, en a déduit que  les prestions sportives ainsi réalisées étaient intervenues dans le cadre d’un contrat de travail  et que les gains dans leur totalité devaient être imposés dans la catégorie des traitements et salaires.

 

Plus délicate était la question de l’imposition entre les mains du contribuable, sur le fondement de l’article L. 762-1 du Code du travail, des gains des tournois de Roland-Garros et de Paris-Bercy qu’il n’avait pas perçus et qui avaient été versés directement à la société hollandaise. Où était le contrat de travail passé entre les organisateurs et le tennisman, dès lors que les premiers n’avaient versé aucune rémunération au second ? Le recours à l’article 155 A du CGI aurait pu s’avérer nécessaire, si la Cour de cassation, avec l’audace qui caractérise son interprétation des textes du droit du travail, n’avait déjà jugé que la présomption de contrat de travail instituée par l’article L. 762-1 du Code du travail, qui dispense ainsi le salarié d’établir l’existence d’un lien de subordination, existait même si le contrat de production de l’artiste n’était pas passé directement par l’organisateur du spectacle avec celui-ci et même si la rémunération allouée à l’artiste ne lui était pas versée directement par l’organisateur : Cass. soc. 14 novembre 1991, Capricas c/ Festival de Lille ; 1er avril 1993 n°91-13.939, Festival de Paris ; 19 juillet 2000 n° 98.41.179, Pierre Morlier.  A vrai dire, le Conseil d’Etat s’est sans doute demandé s’il était opportun de transposer cette jurisprudence. Conçue dans l’intérêt de l’artiste, elle n’était pas inévitablement transposable pour fixer l’assiette d’une imposition.  Mais la Haute juridiction a probablement estimé qu’il valait mieux appliquer en bloc la jurisprudence de la Cour de cassation, plutôt que de la saucissonner. Le Conseil d’Etat a donc imposé entre les mains du tennisman les gains qui avaient été versés par les organisateurs de tournois à la société hollandaise, en les rattachant à l’année du versement  fait à cette société, quelle que fût la date à laquelle celle-ci les avait reversés au moins en partie à l’intéressé.

 

3- Il reste en conclusion à se demander à quoi sert dans ces conditions l’article 155 A. D’une part, cet article s’applique à toutes les catégories de rémunérations et pas seulement aux traitements et salaires: dans cette mesure, il est nécessaire. D’autre part et en revanche, dans le cas particulier des artistes et des sportifs non résidents, la rémunération de leur prestation est soumise en application de l’article 182 B-I-d du CGI à une retenue à la source au taux de 15% , mais qui n’a pas de caractère libératoire  et qui s’impute sur l’impôt sur le revenu  établi, comme le prévoit l’article 197 A, selon le barème progressif de l’article  197-I-1 du CGI (avec un taux minimum de 20%).Les conventions fiscales bilatérales ne font en général pas obstacle à cette imposition en France où s’exerce l’activité du prestataire non résident, même si celui-ci n’y dispose pas d’une base fixe. Bien plus, certaines conventions prévoient expressément l’imposition en France de la rémunération versée à un tiers non résident pour des prestations fournies dans notre pays par un artiste ou un sportif non résident. Dès lors il apparaît que pour les artistes et les sportifs, l’administration dispose de deux bases légales d’imposition, l’article 155 A du CGI et l’article 762-1 du code du travail, aboutissant à des conséquences sensiblement équivalentes. L’article 762-1 peut d’ailleurs s’avérer plus favorable pour l’administration dans la mesure où, en cas d’application de l’article 155 A, le contribuable peut apporter la preuve que la société étrangère bénéficiaire des versements exerce de façon prépondérante une activité industrielle ou commerciale autre que la prestation de service.

Ainsi le Conseil d’Etat vient d’offrir à l’administration une base légale d’imposition alternative à l’article 155 A du CGI pour l’imposition des artistes ou des sportifs dont les prestations en France sont rémunérées par des sommes versées à un tiers non résident. Il ne l’aurait sans doute pas fait si la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation ne s’était déjà engagée dans cette voie, pour des raisons de protection sociale des artistes et des sportifs, c’est-à-dire pour des motifs totalement étrangers à la fiscalité. La jurisprudence, comme d’ailleurs la vie, est un jeu de billard.

O.F.

 

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